lundi 6 juillet 2015

Un Pommier

Pommier - 
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Les parents de Tom avaient eu trois enfants, des garçons. L'aîné, en tout cas, en était un, mais il ne s'agissait pas de Tom. Le deuxième personnage à être né des danses, roucoulades et transports parentaux, selon la légende – de leurs excès, inconséquences et errements d'après les ragots -, était supposé être un garçon, même si personne ne s'en était soucié trop longtemps à vrai dire, puisqu'il n'avait pas fait long feu. Quelques années plus tard, une bonne décennie à vrai dire, Tom était apparu, mais les géniteurs étaient-ils les mêmes alors qu'initialement, il était devenu difficile de le déterminer. Le temps avait passé, les parents avaient continué à danser, à errer, certes, mais on trouvait à l'époque, dans le pays, une foule de danseurs comme de chats errants, difficile de les distinguer tous les uns des autres. Tom avait des parents, on lui avait désigné un frère, de quinze ans son aîné, un autre frère ou sœur hypothétique disparu(e) avant de pouvoir prononcer « Bonjour », et de son prénom, pour tout dire et au début de cette histoire, il n'aurait su dire s'il en avait été ainsi formellement baptisé, ou s'il avait été forgé au fil des ans d'une abréviation voire d'une onomatopée.

Tom était né troisième d'une fratrie de trois, de parents incertains d'ailleurs indéfectiblement constants dans l'absence, et se considérait donc, peu ou prou, bon gré mal gré, comme un tiers de quelque chose. Élevé à distance respectable de son aîné supposément encore sur Terre, il l'avait été par de bons samaritains tournants, de moins en moins au courant, au fil des transferts de son petit corps d'un foyer à l'autre, des détails constitutifs de son carnet de famille : noms et prénoms, ville d'origine, parents dévorés par les roucoulades ou l'inconséquence, dévorés en tout cas, à la trappe, zou. Il se sentait pourtant un tiers, plus qu'une simple moitié arrachée à son double comme disait la légende, un petit quelque chose esseulé nécessitant pour bien tenir plus qu'une simple béquille, une épaule de part et d'autre auxquelles s'appuyer. Ce sentiment profond, ancré, plus que de le préoccuper, moins que de l'aider, ne cessait jamais de l'accompagner.

Seulement, ses géniteurs à la trappe, et ses parents périodiques au nombre de plusieurs dizaines le jour où il souffla ses dix-huit bougies, il ressentait également, en tout lieu, à toute heure, plongé dans la foule ou isolé devant le bout de mur qu'on voulait bien lui concéder parfois quelque part, l'impression vague d'être toujours considéré comme le gamin inconnu apparu un beau matin au sein d'une villa louée pour les vacances par plusieurs couples de vagues connaissances, et dont personne ne savait ni n'osait plus demander à qui il appartenait. Il était là. Il était là. Point. On faisait avec. Comme un pommier dans le jardin d'un petit pavillon, dont les nouveaux occupants ne s'occupent pas vraiment de savoir s'il a été planté là en cérémonie par un père et sa fille, ou né d'un trognon de pomme balancé par-dessus la haie par un clochard de passage. Et qu'on entretient, qu'on arrose à l'occasion, dans le meilleur des cas.

Ayant pas mal déménagé, bien forcé, au cours de sa tendre enfance, et au lieu de développer une connaissance intime de toutes les subtilités qui font que Rouen n'est pas Dax ni Dunkerque Oyonnax, il en était venu à penser que les décors importaient peu, qu'il y avait de la grande ville disséminée un peu partout sur la verdure, et de la mentalité de village jusqu'au cœur des métropoles urbaines. Quand l'histoire commence, il crèche d'ailleurs quelque part, bien normal, sans que la chose importe particulièrement. Personne mieux que lui n'aurait su décrire un quartier de Paris comme un village du bout du monde, une bourgade de trois mille âmes comme un pays tout entier. Personne moins que lui n'aurait pu faire autrement, sa perception des rues au-delà de celles qu'il fréquentait quotidiennement s'avérant aussi absente que l'idée, excitante ou dangereuse, que l'on se fait habituellement d'une contrée lointaine ou du marché du bourg quand on croise tous les matins de toutes les années les mêmes têtes au même bistrot-tabac.

C'est d'ailleurs dans l'un de ces établissements qu'il officiait, faute de mieux, faute de s'être posé la question plus avant puisqu'il avait trouvé un réduit à l'étage, qu'on lui proposait d'y loger contre menus services, passer un coup sur les tables ou apporter des anisettes, remiser les fûts ou expédier les viandes soûles. Il n'avait pas vraiment notion de son métier, n'y avait pas réfléchi, et à vrai dire le considérait même finalement de la manière à la fois la plus honnête et la plus simple dont on devrait toujours appréhender son activité salariée : celle-ci lui payait son toit, et son manger. Il y avait unité de lieu, de temps et d'action, les mêmes routines se répétant à l'envi de semaines en trimestres, seul le niveau de précipitation sur la terrasse modifiant à la marge le décor à la mauvaise saison. Tiers isolé, fragment d'une trinité dont les entités correspondantes s'avéraient hors de portée, il vivait son incomplétude sans souffrance, à la manière d'une tuile, d'un handicap léger dont il ne souffrait vraiment qu'à l'occasion, lorsqu'il s'était un peu trop laissé embrigader dans les tournées par les habitués, ou quand il ne parvenait pas à s'endormir. Ce qui arrivait rarement : il travaillait comme une bête de somme, sans se plaindre ni s'en glorifier, puisqu'il n'avait rien d'autre à faire. Ni jovial, ni dépressif, il se plaisait à ne pas se poser la question de son épanouissement personnel, notamment parce qu'il n'avait jamais fréquenté les rayons d'une grande surface de culture.

Certains noceurs égarés en ce qui devenait son bistrot à vue d’œil - bien qu'il n'en fut pas le patron, mais l'un des meubles inoffensifs et constants -, débarqués de la grande ville ou du quartier voisin, ricanaient parfois à sa vue, en fin de semaine, ou bien n'exprimaient rien mais le considéraient, sans doute, comme un jeune homme rustre, peut-être un peu crétin. Plutôt bien fait de sa personne, et encore jeune malgré les années qui passaient, ces minots et minettes l'observaient sans trop saisir, quand ils daignaient s'intéresser à lui, ce qu'un type comme lui pouvait bien faire ici, végétant sur pied comme un arbre dans un verger – eux croyaient savoir ce qu'il fallait faire de leur sève, tout nourris qu'ils étaient, connectés au monde, des impératifs réputés essentiels de l'épanouissement personnel, donc, du déroulement programmé d'une existence et du degré toléré en jeunesse de dépassement des bornes.

Conditionnés, poinçonnés de toutes parts à l'instar des cartons perforés dont l'on nourrissait dans le temps les orgues de barbarie, ils ne parvenaient pas à, ou n'envisageaient pas de comprendre que l'un de leurs pairs de génération préfère choisir de rester le tronc noueux planté dans la terre, in-transformé, incapable donc à leur manière de produire de fédératrices rengaines pour faire danser dans les bals. Quant à imaginer qu'il ne s'agissait pas même d'un choix, mais d'un simple fait, d'une façon de se laisser porter, placide - autant rêver.

Les gamins de passage, ainsi, quand ils n'étaient pas simplement le nez plongé dans leurs bières ou les décolletés de leurs voisines, et sans qu'on puisse leur en vouloir, avaient pris l'habitude de s'intriguer sous cape du comportement absent, mais efficace, de Tom. Voire de le railler plus ou moins discrètement tandis qu'ils s'imbibaient pour rejoindre des lieux de nuit mieux fréquentés, ou de lui jouer franchement la carte de la bonne camaraderie, en toute condescendance - celle qu'ils réservaient autrement aux populos, aux galériens, aux simplets cliniques qui surveillaient leurs immeubles, leurs lieux d'étude, ou d'emploi. Tom, de son côté, n'en souffrait pas, il le supportait, posément.

Comme il n'était pas idiot, il saisissait le plus souvent les allusions, captait au vol les marques de mépris camouflées sous leurs tons empruntés, et ne pouvait ignorer, depuis le temps, la différence entre une franche et saine rigolade de groupe et ces petits ricanements mal étouffés, ces irrépressibles fous rires si communicatifs à force d'être plus ou moins volontairement mal dissimulés. Que l'on fait mine de camoufler, précisément, parce que leur cible est présente dans la pièce. Mais après tout, lui était là, chez lui à plus d'un titre, des alliés plein la salle, comme s'il en avait eu besoin – le vieux Charlie qui ne décollait jamais avant d'avoir bu huit verres de trop, les frères Achour toujours postés au billard, la boulangère et son mari assis à ne rien dire jamais sauf un sourire quand il les resservait -, tandis que ces gamins, après tout, qui avaient sans doute son âge mais qu'il ne parvenait pas, avec tout le café, à dénommer autrement, singeaient en visiteurs occasionnels les poses qu'ils prendraient deux heures plus tard en discothèques indistinctes, celles de leurs parents vingt ou trente ans plus tôt, les rituels sans cesse réinventés d'une jeunesse qui joue à faire les grands pour mieux s'effondrer en larmes ou dégueulis pendant la nuit. Qui feint d'ignorer, surtout, qu'en des lieux tels que son troquet, s'imbiber d'alcool n'est pas synonyme seulement de chauffer la machine avant la fête, mais aussi de s'assommer consciencieusement, de venir chercher quelque chose qui ne s'y trouve sans doute pas, mais sait-on jamais, de se souvenir sans s'effondrer de temps où toute la vie se déroulait ici, plutôt qu'en supermarchés culturels ou boîtes à whisky-coca.

Tom, lui-même, y était-il arrivé, s'y était-il installé jusqu'à passer de l'autre côté du bar pour autre chose que cette recherche innommée de deux tiers d'une matière sans nom à acquérir pour se sentir enfin complet ? Ces deux êtres évanescents, membres ou non de sa fratrie perdue, ces deux pièces nécessaires pour lui donner un peu de gueule en tant que Tout, ne les traquait-il pas chaque jour dans le formica des tables sur lesquelles passait son éponge, sous les paupières de Charlie effondré au bout du bar, au fond des petits verres de bière rousse qu'il s'octroyait parfois ?

Ce soir-là, pourtant, nuit de sortie pour la jeune volaille, ne suivit pas précisément la trame habituelle. Le groupe des jeunes, peu ou prou, était pourtant constitué des mêmes fières trognes qu'à l'accoutumée, d'identiques vêtements déclinés en matière de différenciations, à une exception près : une gamine au teint très pâle, une chevelure teintée de roux sans qu'elle le soit vraiment, inconnue jusqu'alors, accompagnait la petite bande, particulièrement soûle ce soir, et conservait une forme de réserve, mêlée à une vive curiosité dans le regard, qui en faisait à coup sûr une nouvelle recrue, voire une cousine de passage.

Tom n'aurait pu mentir, cette apparition lui provoqua un choc certain, dont il n'était aucunement en mesure d'envisager les caractéristiques, et encore moins l'appellation commune – mais qui fit immédiatement sourire l'un des frères Achour accoudé au bar, et briller l’œil de la boulangère à laquelle rien n'échappait. Eux tous qui, au fil du temps, s'étaient habitués à ne voir en Tom qu'un chouette type qu'ils appréciaient mais évoluant dans l'espace sans relief particulier, saisirent à l'instant même que la surface du bonhomme était accompagnée d'épaisseur, que son être serait à présent à appréhender en trois dimensions.

Tandis que le groupe s'installait, Tom s'avança vers eux, comme à l'accoutumée, mais s'essaya maladroitement à prononcer une phrase de bienvenue un peu plus consistante que les semaines précédentes, sans trop savoir pourquoi. Sa discrétion habituelle, fonctionnelle, ne l'avait pourtant pas préparé à une telle prouesse, et sa langue s'empêtra en cours de route entre ses dents, avec pour double conséquence un borborygme inaudible et un épais postillon, projeté bien entendu droit sur l'épaule nue de la nouvelle arrivée. Les remarques et éclats de rire qui suivirent, pour une fois, lui firent fondre le cœur et serrer les dents. Sans pouvoir décomposer distinctement les termes utilisés, tant son corps lui sembla alors sur le point de l'abandonner exsangue en rase campagne, il sentit la main d'un des jeunes coqs lui frapper le dos dans une faux élan de camaraderie, et ses comparses rivaliser de hurlements et d'adresses d'une jovialité fortement teintée de moquerie. Ses yeux à lui, quand il parvint après ce qui lui sembla des heures à les relever de ses gros souliers informes pour remonter en piste, fixèrent immédiatement la jeune fille mouchetée par sa salive, gorgés de détresse et de honte.

Il s'attendait à ce qu'elle s'offusque, cède à cette trop belle occasion de saisir le premier rôle de la petite légende qu'ils réécriraient le lendemain pour raconter la soirée aux absents, s'empare de l'aubaine pour s'introniser membre à part entière du groupe. Pourtant, le spectacle ahurissant qui s'offrit alors à son regard, si éloigné de tout ce qu'il aurait pu imaginer, le cloua à nouveau sur place. Tandis que la bande s'esclaffait, riait à gorge déployée à grands renforts de cris et de ce qui s'apparentait même à de sauvages grognements, la gamine souriait. Simplement. Ses deux yeux, dont il aurait pu penser dès son entrée qu'il ne verrait jamais la couleur, et dont il ne distingua d'ailleurs pas plus la teinte sur le moment tant cette donnée lui importait peu, le fixaient calmement, interrompus par instants, seulement, par le bras d'un voisin surexcité ou le hurlement particulièrement strident d'une camarade de virée. Plusieurs heures passèrent encore, comme dans un mauvais film qu'il n'avait jamais eu l'occasion de visionner, puis l'euphorie s'épuisa alentours tandis qu'elle déferlait en lui à gros bouillons.

Dès cet instant, cette soirée comme les autres ne cessa de jouer des coudes pour dominer la masse, rua à perdre haleine pour acquérir en l'existence de Tom une place qui lui revenait déjà de droit, et les œillades échangées, de l'arrière-bar à la table de la bande et retour, laissèrent sur la touche, l'un après l'autre, l'ensemble des jeunes de la ville ou du quartier d'à côté, qui finirent par filer se faire soûler ailleurs, et les derniers habitués, qui refermèrent délicatement la porte en sortant, traînant dehors le corps avachi du gros Charlie, qui encore une fois n'avait rien suivi.

La gamine n'était pas restée, bien sûr, mais le plus longtemps possible, s'attardant au bar sans un mot avec le dernier payeur du groupe, laissant dégager une grappe après l'autre la bande au complet des noceurs, prétextant qu'elle saurait les rejoindre ou n'importe quelle excuse. Tom avait assuré tant bien que mal son service, le considérant pour une fois plus exigeant et pénible qu'à l'accoutumée, mais conscient pour autant qu'il n'aurait jamais pu postillonner sur une fille de cette trempe s'il n'avait pas occupé cette fonction, atterri ici en queue de comète d'une longue histoire de familles d'accueil plus ou moins bienveillantes, de deux frère(s ou sœur) décédé(e)s ou simplement disparu(e)s, de géniteurs danseurs ou chats errants.

Ce postillon, forme profane de serment « juré craché » disons, avait scellé quelque chose dont il n'avait pas la moindre idée, à ce moment précis, de la consistance ni de la solidité, sauf à ses tripes et à sa cervelle. Mais enfin, on ne se promet rien tout seul, ni ne signe de pacte avec soi-même pour associé, partie adverse et seul témoin par-dessus le marché. Il lui faudrait désormais attendre une longue semaine au moins pour savoir si d'une promesse supposée entre deux êtres il ne subsisterait plus qu'élan à sens unique d'un pauvre type désocialisé, dominant aussi peu les codes du développement personnel que des relations sociales. Si cette apparition pâlotte aux cheveux et yeux de couleurs indéterminées ne serait en définitive qu'un spectre qu'il pleurerait un an ou tout le long d'une vie - si, plus prosaïquement, la gamine n'était effectivement que de passage alors que Tom leur arrangeait déjà litière, ou literie. L'écorce s'était fendue, il n'y avait plus qu'à espérer qu'il ne dégoulinerait pas seul sa sève dans son verger, jusqu'à crever sur pied dans le jardin de ce pavillon déserté même par d'anonymes petites familles.

Une heure avait passée, cette fois pour de vrai, quand Tom mit la dernière main à son ménage, astiquant sa pompe et égouttant les grilles, porte close et caisse bouclée. Il s'approchait déjà de la vitrine du troquet, la manivelle du rideau de fer en ligne de mire, à deux doigts de commencer vraiment à s'agonir d'injures pour n'avoir pas été plus entreprenant, sans trop savoir bien sûr en quoi ce « plus entreprenant » aurait bien pu s'incarner, et déjà effondré de devoir se vautrer seul dans son réduit à l'étage.

Quand soudain, trois petits coups portés sur la vitre lui firent relever la tête.

Les parents de Tom avaient eu trois enfants, des garçons. Mais Tom n'y pensait plus qu'à l'occasion : on ne pouvait rien y faire, tout ce petit monde s'était évaporé. Quand il regardait sa fille jouer au petit parc derrière la mairie, sa peau si pâle, si sensible, exposée au soleil d'août, il se disait, quand même, qu'est-ce qu'on est bien, aujourd'hui, tous les trois.