dimanche 28 avril 2013

Entrée-Plat Désert

Oeuf Mayo - Avant-dernière entrée -
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Ainsi, donc, où en étions-nous ? Ah oui, les bars dits "branchés" (éructation), que nous pourrions aussi appeler les non-rades (TM) pour simplifier le propos, quoiqu'en fait non puisque l'univers de ce qui n'est pas rade est quand même un peu fourni en objets autres que ces établissements-voués-au-plaisir-endogame de clones-à-la-page-et-sans-curiosité, mais enfin, imaginons une proposition du type suivant, appliquée aux établissements de limonade :

Si [Ouvert à tous] alors [Rade].

Et sa proposition contraposée :

Si [Non-rade], alors [Ghetto].

Voilà, c'est plus clair, on s'est compris. Merci les espaces vectoriels, la logique et notre manuel de mathématiques favori. Les Non-rades, donc, sont-ils tous bons à jeter ? Pas si certain, comme je l'esquissais dans une précédente note. Pourquoi ? Simplement parce que nous sommes tous des êtres vulnérables, et qu'il peut donc nous arriver, comme à tout le monde, une fois par mois, par an ou par existence, de ne pas-avoir-trop-envie-de-se-prendre-la-tête, c'est-à-dire, de préférer faire un non-choix plutôt qu'un choix, d'opter pour la facilité, à savoir :

- Savoir par avance ce que la personne croisée "au hasard" (notion à relativiser en l'espèce, donc) 
en ce lieu va nous dire, voire de quoi elle va parler, voire de quelle manière elle va nous aborder.

- S'assoupir en évidences, ne rien risquer (ni mauvaise rencontre, ni belle rencontre), en sachant par avance qu'il est peu probable, du coup, qu'on en retire quoi que ce soit,
hormis un sentiment de confort un peu gras-du-bide, qui peut avoir son intérêt.
Sauf, si bien sûr, l'objectif de la soirée est de se faire confirmer par autrui ce que nous pensions déjà, ou encore de lever tranquille de la poule conforme ou du cousin idoine.

- Espérer éviter à tout prix, ou au moins minimiser ses chances de passer pour un gland (parce qu'on se sera trompé de code), une victime toute désignée (parce qu'on sera tombé sur un tordu), voire une énorme ordure (parce qu'on aura profité du décalage cognitif pour arriver à ses fins - auquel cas, nous serons devenu le tordu, et notre malheureux interlocuteur la victime expiatoire.)

Rien à dire, nous sommes humains, ce type de désirs peut décemment se former en nos esprits, un soir de fatigue, un peu comme on allumerait la télé en se vautrant en sofa, deux tranches de pain, une saucisse froide et peut-être quelques rognures d'ongles en guise d'ingrédients pour la tambouille. Alors, et dans ce cas seulement bien sûr, il peut être envisageable, pour une fois, de ne pas allonger sa foulée à l'approche d'un de ces taudis d'imagination, d'une de ces boîtes à assoupissement social qu'on nomme "bars branchés". Les plastiquer tous, donc ? Non.

Cette conclusion à une réflexion spontanée entamée il y a une petite dizaine de jours (quand on commence, riche de moins de dix posts, à s'auto-référencer, ça sent le sapin, je vous le concède), portant à l'origine sur l'état d'esprit du passant assoiffé à l'approche de tel ou tel établissement ("Maison", bar lounge, bar communautaires, rade, bouge, etc.), m'autorise à son corps défendant une nouvelle digression, une petite échappée disons vers un terrain que j'affectionne autant qu'il constitue à l'origine le moteur, le prétexte impulsif de ce blog-en-2013 : la préface.

Je le sens, vous avez lâché, là : 
"Mon dieu, vous dites vous, mais quel rapport entre la proximité d'un bar, 
où vous pouvez ou non entrer, et...
Un instant de silence, je sens que vous avez saisi. 
Et oui, l'abord, l'extérieur, ce-qu'on-peut-voir-depuis-la-rue,  et...
Oui, ça va, ne vous énervez pas, revenons-en à mon propos, si vous voulez bien.

La préface, donc. En discutant, comme ça, avec mon-Editeur (nous discutons souvent, "comme ça", avec mon-Editeur, lors de nos entrevues, l'un avançant une idée sans l'imposer, comme pour ne pas effrayer l'autre, puis scrutant avec une impatiente nervosité le faciès de son vis-à-vis, comme si nous étions deux alliés de circonstance, toujours un peu circonspects quant à nos rôles respectifs - "comme ça", donc, en mimant la légèreté ("ce n'est qu'une idée, hein, qui m'est venue comme ça") alors même que la proposition nous emballe sévère, l'un ou l'autre, voire les deux d'ailleurs, parfois), ce dernier avait évoqué la possibilité de "commander" une préface à un auteur déjà un peu posé. 

La chose pouvait paraître absurde, voire opportuniste, un peu comme quémander une cooptation, dans le pire des scénarios, de la part d'un auteur qu'on ne connaît pas vraiment mais accepterait d'associer son nom à la retape. Pour un premier roman, donc, un premier texte. Très Américain, très bandeau : "Ce livre est vraiment super", payé bonbon à Harlan Coben ou Bret Easton Ellis. Certes. Pour autant, l'idée était tentante et, personnellement, je savais déjà très bien à qui j'avais envie, comme une évidence, de demander ce petit service gigantesque.

Pour des raisons commerciales ? Pas tant que ça. Si, bien sûr, il y a forcément un peu de ça, ou plus simplement une envie de se rassurer par avance, de se rassurer sur la qualité de son produit (parce qu'on est une petite chose, au fond), puis, du coup, de rassurer quelque peu aussi l'hypothétique lecteur tombant sur le machin sur un étal en proposant cinquante autres. "Ah ouais, tiens, Bidule parraine le texte [c'est un peu ça, en réalité], je vais peut-être me laisser tenter." Bien entendu, donc, il y a, d'une certaine manière, un peu de cela là-dedans.

Pour autant, concernant le livre en question, et ma démarche en particulier, il ne s'agissait pas d'espérer bénéficier de cette sorte de "coup de pouce" de la part de n'importe qui, d'une célébrité littéraire même croisée en telle ou telle occasion et avec laquelle le courant était (plutôt) bien passé, d'un "nom" qui claquerait forcément fort, mais plutôt de quelqu'un que j'avais parfaitement identifié dès la proposition débordée ("comme ça") des lèvres de mon-Editeur, quelqu'un que notre Très-Grande-Humilité à tous les deux m'empêche tout à la fois de nommer ici et, plus encore, de couvrir de compliments - il lit peut-être ce blog-en-2013, je ne voudrais pas le gêner.

Ah ouais, alors, ce n'est pas du tout une Grande-Signature, plutôt un pote de murges ? C'est là que la chose devient vraiment étrange : en fait de belle signature, honnêtement, le bonhomme se pose là, pas de problème. Mais en l'occurrence, c'est surtout une signature très signifiante, et à plus d'un titre : 

- Son propos, son sujet, tout d'abord, qu'il développe à longueur de livres depuis qu'il s'est mis à écrire. 

- Notre relation ensuite qui, certes, s'est un peu beaucoup tissée au fil des échanges-au-zinc, comme une délicate évidence, depuis que j'ai, sur le tard, mis le pied dans ce qui est aujourd'hui mon métier, et m'amène à traîner en sphère littéraire. Quasiment dès le premier jour, dès ma première sortie en Salon-du-Livre, une drôle d'étincelle qui ne se définit pas, sans tomber en mièvrerie, c'est-à-dire en métaphore amoureuse. Restons-en donc là, ne jouons pas les gamines.

Résultat des courses : l'Ecrivain-confirmé a fait un peu plus qu'accepter ma timide proposition ("dis, de manière purement théorique, de principe, un jour peut-être, tu aurais le temps, et le conditionnel est mon meilleur ami en ce moment, accepterais-tu, éventuellement, de peut-être, si l'idée prend consistance, et dans un futur indéterminé, de rédiger une préface à mon texte ?"). Ledit texte introductif illumina hier soir ma messagerie électronique - rond, sculpté, impeccable y compris dans ses nœuds sensibles -, et me voici désormais doté - sept mois avant l'ouverture de mon bouge, donc - d'une devanture plutôt classe, d'une enseigne aux petits oignons qui, mieux encore, ne rutile pas tant qu'elle invite franchement à la visite de courtoisie. Pour Voir.

Ma vitrine, ma préface, s'annonce exactement semblable à ce que j'avais imaginé - en mieux, même -, mais je vais maintenant être contraint de la bâcher de plastique jusqu'au jour du Grand Opening. J'en chialerais.

vendredi 26 avril 2013

Un bar à Rugueux, par Christophe Paviot

Ballon de rugby - Avant-dernière entrée -
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Bon extrait et beau tableau, happé au vol dans l'avant-salle du roman de Christophe Paviot, La guerre civile est déclarée (Editions Dialogues, à paraître le 7 mai 2013).

"En lançant son bar; le patron du Webb décidait d'orienter son établissement vers l'ovalie, une coloration à faible coût. On vaporise un univers flou sur du vide, on ouvre des tablettes de trente-deux dents et le bar est lancé. En ciblant la coupe du monde de rugby à XV, le Trophée Webb Ellis, un hommage à l'inventeur du rugby, le boss des lieux embrassait d'emblée tout un segment de valeurs, des images et une histoire aussi. Il n'avait plus à se creuser la tête pour la déco, ni pour donner une âme à des murs dénués de charme. Les néons verts plaqués sur la vitrine annoncent la couleur dans la nuit. Le patronyme Webb Ellis vient s'inscrire de part et d'autre de la porte que l'on franchit en escaladant quatre ou cinq marches. A l'intérieur, la chaleur vous enflamme immédiatement, pareille à l'explosion d'un camion-citerne. On entre, on participe. Quelques écrans plats flirtent avec le plafond, des rectangles bordés d'anthracite qui diffusent des retransmissions de matchs historiques dans l'indifférence. Les murs badigeonnés d'un jaune maladif, luttent avec une multitude d'encadrements et de PLV (Publicités sur le Lieu de Vente). De vieux exemplaires de L'Equipe ont été mis sous verre en souvenir des exploits de la France contre l'Angleterre. Le Stade Toulousain est aussi à l'honneur sur ces murs, un drapeau à ses couleurs mange même une partie du plafond lie de vin. De vieux ballons de rugby craquelés par le temps, de vieilles godasses aussi rigides que du carbone, des maillots, des écharpes de supporters, tous ces objets sont dispersés sur les étagères entre les bouteilles et les verres. Les gens qui fréquentent cet endroit sont des habitués, la majorité a déjà dansé sur le bar, certains exposent surtout leur caleçon ou leur soutien-gorge à la face du monde en hurlant des titres de variété. Dès qu'il pousse la porte, Arnaud aperçoit Didier, long phasme immobile accoudé au comptoir, à gauche en entrant dans le bar."

vendredi 19 avril 2013

Accord Débranche

Prise - Avant-dernière entrée -
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Et voilà. La remarque bien sentie de l'un de nos nombreux lecteurs-commentateurs vient de me plonger dans un abîme de perplexité, tapissé à la truelle de pleurnichards doutes existentiels et de mélasse bien fraîche. Pauvre petite chose, vous dites-vous avec lucidité et nette propension à la raillerie - ce en quoi n'avez pas tort.

De fait, s'agira-t-il, ici comme dans le Machin-imprimé (TM), de devoir encore endurer, vous comme moi, les geignardes stridulations d'un gosse de riche, cigale nostalgique du temps où elle s'encanaillait jeune homme - cernée de camés, flicaille, taulards, travelos et putes dans le meilleur des cas -, l'appart à papa et les diplômes en poche en guise de confortable matelas au-cas-où-ça-tournerait-mal

Vous voyez d'ici le truc, on en tapisse, sous cette forme ou une autre, les étals des libraires depuis des lustres: "ouin, ouin ! J'ai essayé de dépasser mon déterminisme de classe par le bas, et je m'a cassé le nez. Ca fait bobo" - ou encore, dans sa version ultime, mieux assumée, plus infecte encore : "Oui, je suis né avec une cuillère d'argent dans la bouche, mon frère, mais tu sais, dans nos milieux aussi, on en chie parfois (papa est parti, maman picole, notre chauffeur nous méprise, j'ai eu que 16 en maths.) D'ailleurs, tu sais ce qu'est l'équivalent du saturnisme, quand en guise de plomb c'est à l'argent qu'on t'expose ? Ca s'appelle l'Argyrisme, voilà - à force de téter du souverain, j'en ai l'âme et la peau toute grise."

Mon dieu, à ce titre, ce que je vais vous confesser maintenant ne va pas vraiment vous rassurer, pour sûr : pourquoi donc, sans être non plus fils de Crésus mais d'un de ses trésoriers disons, suis-je allé me fourvoyer au début de notre siècle en gargotes bateleuses et/ou pissotières à ciel ouvert ? Pourquoi n'ai-je pas refusé à l'époque, tous les week-ends que Bacchus faisait, d'aller nettoyer au balai-rasta les gogues les plus infects de la place de Paris - je vous passe les détails, mais fêtards en goguette et clodos en galère n'ont plus grand chose de différent à partir d'une certaine heure -, prenant même parfois cette mission pour ce qu'elle pourra désormais paraître à vos yeux : un stage ouvrier bénéfique à la jeunesse sinon dorée, au moins plaquée or ? 

Pourquoi ? Simplement parce que, si consommer de l'alcool en troquet a commencé à m'apparaître franchement tentant dès l'âge de 14 ans, irrésistiblement parfait dès peu avant ma majorité, presque constitutif de mon identité ensuite, cette époque a correspondu pile poil avec la fin du service militaire tel que pensé pour nos ancêtres - l'un des seuls moments, avec la maternelle peut-être, où il était possible, programmé, inévitable sauf passe-droit, de fréquenter des gens, des classes, des parcours que nous n'aurions plus jamais l'occasion de croiser à l'avenir, chacun dans sa file, sauf au prix d'efforts la plupart du temps incompris par l'ensemble des parties en présence.

Or, en l'an 2000 ou 1999, comme aujourd'hui encore à condition de choisir quand même un peu proprement  ses lieux d'alcoolisation, les lieux, les postes d'où il demeurait encore possible de frayer avec tout et n'importe quoi, le temps d'un café ou d'une longue nuit d'errances, n'étaient pas légions. Le bar, bien sûr - le bon rade, je veux dire - et, mieux encore, le poste de grouillot en zinc - serveur, barman, garçon de salle -, qui présentait et présente encore je l'espère le considérable avantage d'imposer au public une image toute faite, une condition de facto sur laquelle il n'est pas forcé de gloser trois heures pour bien se comprendre. Tu veux boire, je te sers. Tu penses que je suis sans doute un comédien en rade, un carriériste de la limonade, un pochtron insolvable décidé à payer sa dette, un minot persuadé - l'imbécile - qu'il pourra mieux serrer costumé en livrée : grand bien t'en fasse. Quoi qu'il en soit, tu veux boire, je te sers. Qui que je sois au fond, qui que tu sois en surface.

Voilà pour la démarche initiale. Stage ouvrier, donc, un peu oui. Fascination pour le lieu, certes aussi, et de manière plus intense encore. Souhait affirmé de disparaître - comme dans n'importe quel métier, au demeurant, présentant costume au monde - derrière ce qu'on pouvait s'imaginer de moi, plutôt que de tenter de me battre pied à pied pour persuader mes interlocuteurs, que oui, j'étais bien, corps et âme, ce que j'avais décidé d'être - tentant ainsi de faire avaler aux autres les mêmes couleuvres que celle que je commençais à peine à digérer -, sans l'ombre d'un doute.

Anecdote amusante, au passage. Quelque dix ans plus tard, me voilà mandaté par je ne sais plus trop qui pour répertorier, lister et critiquer tout un tas de débits de boisson dits "branchés", sis en la capitale. Perspective enivrante, passionnante, à condition de n'avoir absolument rien compris à tout ce que je viens d'expliquer plus haut. Car oui, il en est des établissements de limonade comme de n'importe quoi : les termes génériques, le plus souvent, ne correspondent à rien. Du coup, dans ce cas précis, on se sent poussé (aux ailes) par une lancinante question, dont la réponse est bien plus complexe qu'il n'y paraîtrait à première vue :

Qu'est-ce qu'un bar branché ?

Un traitement trop rapide de cette question aboutirait sans doute à la conclusion générale suivante, un peu courte mais non dénuée d'une part de vérité : un bar branché, c'est un bar à la mode. Au sens propre, oui, sans doute, sauf que certains - rares, certes - supportent l'épreuve du temps, se muent références incontournables une fois passée la petite succession des diverses strates de publics leur ayant tressé puis offert leur couronne de laurier : dans l'ordre, les dénicheurs underground, puis les purs snobs, les copycats bas de gamme, les suiveurs sans imagination et, enfin, deux mois ou deux ans plus tard, ceux qui y vont parce qu'ils ont lu dans leur journal que c'était à la pointe. Si ledit troquet parvient à survivre à ces différentes hordes, en s'adaptant à chaque fois à son nouveau public, il peut finir par gagner ses galons sur le long terme - chaque groupe passant bien évidemment son temps à vider les lieux, méprisant pour ce que c'est devenu, à l'arrivée du troupeau suivant.

A ce titre, bien sûr, difficile d'espérer trouver de la diversité, du mélange, du hasard et de l'inattendu en de tels bastringues. Constat confirmé il y a quelques semaines par le propos proprement délirant, révoltant, de ce couillon de serveur d'un établissement vraiment symptomatique de ce mal capital (en lequel je m'étais fourvoyé à mon corps défendant, bien entendu) qui, alors que je m'étais levé pour payer ma note au bar parce que j'avais à l'instant un peu autre chose à foutre que d'attendre vingt minutes qu'un gommeux désagréable daigne s'approcher de ma table : "Euh... franchement, vous en connaissez beaucoup, vous, des maisons - le terme est graissé par mes soins - où les clients paient au bar ?" Euh... Ben oui, mon gars, à peu près tous les troquets, en fait. Toi, bonhomme, tu n'as vraiment rien compris à ton métier, pas vrai ? Ou alors, pire encore, tu t'es conformé comme un dingue aux codes qui président à ta famille de rades (les "maisons", donc). Du coup, franchement, je ne suis pas sûr que, quels que soient nos CV respectifs,  nous ayons jamais pratiqué le même boulot - ni de près, ni de loin.

Voilà donc un idéal-type de bar branché - un lieu, donc, qui selon moi, n'a de bar que le nom, de branché que le vent en poupe -, qui contredit par son existence même l'ensemble des conditions sine qua non du rade où il fait bon vivre. Ici, au contraire, pour le dire vite :
1. La clientèle se masse selon un principe de pure homogamie : on se retrouve entre clones, pour lever des sosies ou échanger des propos passionnants avec d'autres-nous-mêmes. Les lois de la relativité n'ayant pas vraiment de domaine d'exclusion, on niera bien fort ce constat si on en est client, en arguant par exemple que : "pas du tout, regarde, ce type est un journaliste de droite, et moins un intermittent du spectacle de gauche." Ah oui, d'accord.
2. Les serveurs y sont aussi hautains, prétentieux, exigeants-pour-la-pure-forme que leurs clients (des Doppelgänger, donc, dont j'aurai l'occasion de recauser.)
3. Si les fringues, les coupes, les accessoires portés par les êtres humains qui l'occupent répondent à une série d'exigences bien définies (déguisé-en-homo par exemple, ou en-secrétaire-coquine depuis quelques années), il en va de même, peu ou prou, pour la déco (disons, pour la saison 2012, papier peint "comme à la maison", meubles "chinés" pour le prix d'un bras, etc.) comme pour le concept (disons, cette fois pour la période 2011-..., dans un ancien club libertin, ou sans enseigne visible depuis la rue.)

Cela dit, tout est-il à jeter dans ces rades-ci, pour lesquels d'ailleurs, on l'aura compris, le terme "rade" ne convient pas vraiment ? Rien de moins sûr, même si mon premier réflexe, naturel, serait de les vouer tous aux gémonies, c'est-à-dire en l'occurrence à l'accélération de ma foulée à leur approche. La chose est encore un peu plus compliquée. Mais ce "post" est également déjà beaucoup trop long. On reviendra là-dessus, c'est promis.

dimanche 14 avril 2013

Présentation Express - Acte 1

Machine à café - Avant-dernière entrée -
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Glosons long, glosons bien.
Hier, à l'après-midi vacillant, pluvieux aussi ma bonne dame, je sirotais houblon taille XL en compagnie de Mon-Editeur, un type qui déménage (au sens propre, aussi.) Je ne m'étendrai pas, par pudeur autant que par crainte d'une légitime accusation de flagornerie, sur les qualités sans doute innombrables dudit, qu'au fond je ne connais pas très bien de toute façon. Disons qu'il sait lire et choisir avec goût nos rades de rendez-vous, ce qui est déjà nécessaire, autant que quasiment suffisant.

Nous taillions ainsi le bout de gras-à-bulles, nos bedaines sous surveillance, avant d'aller tracer nos trajectoires vespérales en deux lieux opposés - un dîner pour lui, car il sait se tenir, un open-bar au temple de l'érotisme pour moi, car j'aime parfois me soûler jusqu'à l'oubli. Un peu caricaturaux dans nos projets, en somme, idéal-typiques de nos fonctions respectives au Monde, sinon simplement dans le cadre de notre relation professionnelle : grands crus et table en merisier pour l'un - on imagine ainsi l'Editeur, qui en réalité gobait peut-être simplement de la cahouète cernée de bonne franquette -, et parterre de parasites avinés de gratis pour l'autre - l'Auteur, soûlographe par atavisme à ses parrains d'élection, fauché par sens de la dramaturgie.

Mais revenons donc à cet échange au Bœuf à la mode, troquet intemporel au nom (encore) si mal-à-propos, sis bien trop près de l'épicentre 2012-2014 de la Fête Officielle des Avant-Gardistes-du-Suivisme (TM) pour résister bien longtemps à son programmé destin : se faire racheter par un cynique professionnel du divertissement alcoolique, rafraîchir à la liasse "mais en conservant cet esprit si authentique", dénaturer pour toujours par ceux-là même qui auront vanté son charme intemporel - Jeannette, Mansart, et Compagnie, que de crimes ont été commis en votre nom. Par ce triste mouvement de l'histoire, mon cher Bœuf, tu hébergeras bientôt des hordes de lemmings à peine déboutonnés, persuadés - les crétins - de perpétuer la tradition quand leurs fessiers sous contrôle strict auront fait fuir tous ceux, autrement plus typiques, de la vieille-aux-chats soliloquante, du Rabza poli et des trois derniers prolos encore cramponnés griffes dehors au rutilant zinc comme au souvenir foulé de ce qui fut un quartier.

Mi-fayot ("t'as vu, je fais mes devoirs") mi-tartufe ("ce sujet, c'est le mien, j'en suis l'Encyclopédie vivante"), j'avais sur ma table, dans l'attente du débarquement de mon interlocuteur, disposé adroitement, à peine griffonnées, les épreuves d'un ouvrage à paraître sous-titré Histoire du buveur, tu vois de quoi je parle Editeur ? (Clin d’œil clin d’œil.) Un chouette ouvrage au demeurant, dont on aura sans doute l'occasion de reparler - on commence à se connaître : les digressions ? Pas trop mon truc.

Les évidences rassurantes rapidement confirmées (lui : hâte de sortir ton livre ; moi : je me suis mis au blog-en-2013), nous abordons sans attendre le nœud d'un problème qui, je le pressens, va rapidement tourner feuilleton, sinon saga. Nous nous sommes en effet tous deux heurtés, dernièrement et chacun dans notre rôle, à un écueil de taille : 
Résumer le livre

Je vous sens quasiment réagir à cette lecture, là, et ne vous donne pas complètement tort au demeurant : "Oh mon dieu, les vannes à pleurnicherie sont ouvertes, le mec va nous expliquer dans un instant que son Grand-Oeuvre est trop complexe, trop riche, trop puissant pour être décrit en trois mots, ni en trois lignes, ni même en trois ouvrages."  Effectivement, puisque ceux qui écrivent n'ont pas vraiment l'habitude de louper une occasion de se zieuter l'ombilic en se palpant complaisamment les parties, puisque l'onanisme constitue souvent le déclic des belles comme des piètres carrières d'écrivain, bien entendu, aucun auteur ne résistera jamais non plus à la tentation d'estimer son travail parfaitement impossible à résumer. 

Certes. Dans le bouge hostile, le sinistre coupe-gorge qu'occupe la Littérature de ce début de XXIème siècle, vous avez raison, la perspective même de prononcer l'infâme expression "quatrième de couverture" confine bien souvent chez nos amis les auto-centrés (eux, moi, vous peut-être) à la blessure narcissique. Du coup, on s'en dédouane autant que faire se peut, on avoue rarement que, oui, c'est bien nous-même qui sommes sommés de la rédiger, cette conne - on préfère dès lors en attribuer la paternité à un-éditeur-qui-veut-vendre, un-journaleux-en-puissance, ou un-ami-un-peu-con (si, vous savez, cet ami que nous convoquons tous lorsque nous souhaitons nous enquérir auprès d'un tiers du degré d'acceptabilité, de stupidité ou de saloperie de l'un de nos comportements pas vraiment bien assumé, modèle "J'ai un pote qui va aux putes".)

Quoi qu'il en soit, je ne vais pas vous surprendre, ces derniers temps, je crains comme la chtouille (pour faire honneur au champ lexical introduit au paragraphe précédent) la connaissance bienveillante, l'allié contre vents et marées, voire le critique sceptique me servant, comme de rigueur, la fatidique question : "Et alors, ça parle de quoi ton truc ?" Placé à plusieurs reprises en cette délicate situation, récemment, je n'ai pas encore hérité de grand chose d'autre que du sourire gêné de mon interlocuteur tandis que je m'enlisais en bâtiments d'alambic. Renseignement pris, mon éditeur n'en avait pas mené bien large non plus face à quelque libraire de sa connaissance auprès duquel il avait entrepris, téméraire, de décrire "ce texte puissant que nous publierons en janvier prochain" (rassurez-vous, la citation n'est pas de lui - le type n'est quand même pas non plus complètement novice en matière de marchandage de tapis.)

Ainsi, si vous en êtes d'accord, je vais essayer ici-même d'infliger, régulièrement, à vos mirettes décidément coriaces quelques tentatives de résumé dudit bouquin, au format Quatrième de couverture, et m'efforçant dans la mesure du possible d'éviter d'invoquer ces disgracieux mutants du "catch-all" qui entachent régulièrement ce douloureux exercice ("Un récit de voyage à la sauce Big Brother""Quand Charles Péguy rencontre Les Musclés""C'est un peu Nathalie Sarraute sur l'Ile de la Tentation"), comme la cohorte des termes fourre-tout blanchis d'avoir (beaucoup) trop servi (jubilatoire, truculent, déjanté, décalé, vitriol, ses-contemporains, à-cent-à-l'heure, et j'en passe.)

Présentation express, donc, première prise :

[TITRE] décrit le parcours somme toute banal d'un aspirant barman 
soucieux de donner du sens à sa trajectoire, 
en mobilisant au chevet de ses introspections parfois avinées
l'ensemble de ses références culturelles tantôt classiques, tantôt pop.
Ceci afin de parvenir à déterminer enfin de quel bois il est fait, 
et quel pourrait en être son usage le plus approprié.

Mmm... Vous avez probablement raison : moi non plus, je n'aurais aucune envie de lire un livre ainsi résumé. Soyons honnêtes : ça sent surtout la bonne grosse auto-fiction ciselée à la truelle, le larmoiement pathétique du pauvre petit chose, saupoudré d'opportunistes clins d’œil générationnels. Le "tantôt classiques, tantôt pop", en particulier, pue à vingt mètres le livre mal branlé, mal équilibré entre considérations d'adulescent un peu smart-ass quand même et blocs de texte empesés d'un classicisme vaseliné à la gomina.

On la refera, celle-ci. Rendez-vous pris.

mercredi 3 avril 2013

Garçon de Néant


Serveur - Avant-dernière entrée -
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Je causais l'autre jour à un pote, qui m'avait fait naître, puis à un autre, que j'aurais pu tuer. Le résultat, disons, prend la forme d'une longue citation. Étonnante.

"Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse.

Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à êtregarçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).

Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n’est point qu’il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu’elle « signifie » : l’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l’ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu’elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s’agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point. Ce n’est pas que je ne veuille pas l’être ni qu’il soit un autre. Mais plutôt il n’y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation.

Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparépar rien, mais ce rien m’isole de lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. Et, par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon » . Ce que je tente de réaliser, c’est un être-en-soi du garçon de café, comme s’il n’était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d’état, comme s’il n’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l’existence, je ne le transcendais par de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition.

Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être-en-soir. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon " être-dans-le-monde" avec un "être-au-milieu-du-monde". Ni que jesuis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n’est qu’une des structures. De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis."

JPS - L'EeLN
Un chouette type, finalement.