samedi 19 septembre 2015

Campagne à l'étranger

Guerre - 
Avant-dernière entrée - Page 5 de 
Google search (options : N&B,
grandes images) - septembre 2015
Je m'adresse à l'ensemble des... du lecteur de ce site, c'est-à-dire à toutes les parties de son corps au même moment (même l'arrière de son genou, l'un des endroits les plus troublants de l'anatomie humaine , après les loches bien sûr, mais promis-juré, c'est l'arrière du genou que je regarde toujours en premier chez une femme.)

Je participe désormais, en bon collaborateur qui se respecte, à un nouveau site crétin (oui, d'accord, c'est encore un blog), avec une dilettante arrogante et un journaliste à la ramasse (je sais m'entourer). Ça s'appelle Survols et piqués (on  ne sait pas trop pourquoi), et j'y ai pris la charge des statistiques débiles sur la surface médiatique des auteurs, sous la forme de rapports stupides émis par des extra-terrestres pas mal tocards.

La bourgeoise feignasse, quant à elle, commente le parcours des prétendants à la course aux prix littéraires, dans la droite ligne de Léon Zitrone affecté aux courses de lévriers. Quant au journaleux sans chapelle, qui aime se la raconter (et continuer à recevoir quand même des services de presse), il rédige des critiques littéraires de livres récents ou anciens, qui n'en sont pas vraiment au fond mais il a l'air de s'en foutre.

L'ensemble n'a ni queue ni tête, mais un genou pourvu d'un arrière paraît-il. Tu vas forcément aimer.


lundi 6 juillet 2015

Un Pommier

Pommier - 
Avant-dernière entrée - Page 5 de 
Google search (options : N&B,
grandes images) - juillet 2015
Les parents de Tom avaient eu trois enfants, des garçons. L'aîné, en tout cas, en était un, mais il ne s'agissait pas de Tom. Le deuxième personnage à être né des danses, roucoulades et transports parentaux, selon la légende – de leurs excès, inconséquences et errements d'après les ragots -, était supposé être un garçon, même si personne ne s'en était soucié trop longtemps à vrai dire, puisqu'il n'avait pas fait long feu. Quelques années plus tard, une bonne décennie à vrai dire, Tom était apparu, mais les géniteurs étaient-ils les mêmes alors qu'initialement, il était devenu difficile de le déterminer. Le temps avait passé, les parents avaient continué à danser, à errer, certes, mais on trouvait à l'époque, dans le pays, une foule de danseurs comme de chats errants, difficile de les distinguer tous les uns des autres. Tom avait des parents, on lui avait désigné un frère, de quinze ans son aîné, un autre frère ou sœur hypothétique disparu(e) avant de pouvoir prononcer « Bonjour », et de son prénom, pour tout dire et au début de cette histoire, il n'aurait su dire s'il en avait été ainsi formellement baptisé, ou s'il avait été forgé au fil des ans d'une abréviation voire d'une onomatopée.

Tom était né troisième d'une fratrie de trois, de parents incertains d'ailleurs indéfectiblement constants dans l'absence, et se considérait donc, peu ou prou, bon gré mal gré, comme un tiers de quelque chose. Élevé à distance respectable de son aîné supposément encore sur Terre, il l'avait été par de bons samaritains tournants, de moins en moins au courant, au fil des transferts de son petit corps d'un foyer à l'autre, des détails constitutifs de son carnet de famille : noms et prénoms, ville d'origine, parents dévorés par les roucoulades ou l'inconséquence, dévorés en tout cas, à la trappe, zou. Il se sentait pourtant un tiers, plus qu'une simple moitié arrachée à son double comme disait la légende, un petit quelque chose esseulé nécessitant pour bien tenir plus qu'une simple béquille, une épaule de part et d'autre auxquelles s'appuyer. Ce sentiment profond, ancré, plus que de le préoccuper, moins que de l'aider, ne cessait jamais de l'accompagner.

Seulement, ses géniteurs à la trappe, et ses parents périodiques au nombre de plusieurs dizaines le jour où il souffla ses dix-huit bougies, il ressentait également, en tout lieu, à toute heure, plongé dans la foule ou isolé devant le bout de mur qu'on voulait bien lui concéder parfois quelque part, l'impression vague d'être toujours considéré comme le gamin inconnu apparu un beau matin au sein d'une villa louée pour les vacances par plusieurs couples de vagues connaissances, et dont personne ne savait ni n'osait plus demander à qui il appartenait. Il était là. Il était là. Point. On faisait avec. Comme un pommier dans le jardin d'un petit pavillon, dont les nouveaux occupants ne s'occupent pas vraiment de savoir s'il a été planté là en cérémonie par un père et sa fille, ou né d'un trognon de pomme balancé par-dessus la haie par un clochard de passage. Et qu'on entretient, qu'on arrose à l'occasion, dans le meilleur des cas.

Ayant pas mal déménagé, bien forcé, au cours de sa tendre enfance, et au lieu de développer une connaissance intime de toutes les subtilités qui font que Rouen n'est pas Dax ni Dunkerque Oyonnax, il en était venu à penser que les décors importaient peu, qu'il y avait de la grande ville disséminée un peu partout sur la verdure, et de la mentalité de village jusqu'au cœur des métropoles urbaines. Quand l'histoire commence, il crèche d'ailleurs quelque part, bien normal, sans que la chose importe particulièrement. Personne mieux que lui n'aurait su décrire un quartier de Paris comme un village du bout du monde, une bourgade de trois mille âmes comme un pays tout entier. Personne moins que lui n'aurait pu faire autrement, sa perception des rues au-delà de celles qu'il fréquentait quotidiennement s'avérant aussi absente que l'idée, excitante ou dangereuse, que l'on se fait habituellement d'une contrée lointaine ou du marché du bourg quand on croise tous les matins de toutes les années les mêmes têtes au même bistrot-tabac.

C'est d'ailleurs dans l'un de ces établissements qu'il officiait, faute de mieux, faute de s'être posé la question plus avant puisqu'il avait trouvé un réduit à l'étage, qu'on lui proposait d'y loger contre menus services, passer un coup sur les tables ou apporter des anisettes, remiser les fûts ou expédier les viandes soûles. Il n'avait pas vraiment notion de son métier, n'y avait pas réfléchi, et à vrai dire le considérait même finalement de la manière à la fois la plus honnête et la plus simple dont on devrait toujours appréhender son activité salariée : celle-ci lui payait son toit, et son manger. Il y avait unité de lieu, de temps et d'action, les mêmes routines se répétant à l'envi de semaines en trimestres, seul le niveau de précipitation sur la terrasse modifiant à la marge le décor à la mauvaise saison. Tiers isolé, fragment d'une trinité dont les entités correspondantes s'avéraient hors de portée, il vivait son incomplétude sans souffrance, à la manière d'une tuile, d'un handicap léger dont il ne souffrait vraiment qu'à l'occasion, lorsqu'il s'était un peu trop laissé embrigader dans les tournées par les habitués, ou quand il ne parvenait pas à s'endormir. Ce qui arrivait rarement : il travaillait comme une bête de somme, sans se plaindre ni s'en glorifier, puisqu'il n'avait rien d'autre à faire. Ni jovial, ni dépressif, il se plaisait à ne pas se poser la question de son épanouissement personnel, notamment parce qu'il n'avait jamais fréquenté les rayons d'une grande surface de culture.

Certains noceurs égarés en ce qui devenait son bistrot à vue d’œil - bien qu'il n'en fut pas le patron, mais l'un des meubles inoffensifs et constants -, débarqués de la grande ville ou du quartier voisin, ricanaient parfois à sa vue, en fin de semaine, ou bien n'exprimaient rien mais le considéraient, sans doute, comme un jeune homme rustre, peut-être un peu crétin. Plutôt bien fait de sa personne, et encore jeune malgré les années qui passaient, ces minots et minettes l'observaient sans trop saisir, quand ils daignaient s'intéresser à lui, ce qu'un type comme lui pouvait bien faire ici, végétant sur pied comme un arbre dans un verger – eux croyaient savoir ce qu'il fallait faire de leur sève, tout nourris qu'ils étaient, connectés au monde, des impératifs réputés essentiels de l'épanouissement personnel, donc, du déroulement programmé d'une existence et du degré toléré en jeunesse de dépassement des bornes.

Conditionnés, poinçonnés de toutes parts à l'instar des cartons perforés dont l'on nourrissait dans le temps les orgues de barbarie, ils ne parvenaient pas à, ou n'envisageaient pas de comprendre que l'un de leurs pairs de génération préfère choisir de rester le tronc noueux planté dans la terre, in-transformé, incapable donc à leur manière de produire de fédératrices rengaines pour faire danser dans les bals. Quant à imaginer qu'il ne s'agissait pas même d'un choix, mais d'un simple fait, d'une façon de se laisser porter, placide - autant rêver.

Les gamins de passage, ainsi, quand ils n'étaient pas simplement le nez plongé dans leurs bières ou les décolletés de leurs voisines, et sans qu'on puisse leur en vouloir, avaient pris l'habitude de s'intriguer sous cape du comportement absent, mais efficace, de Tom. Voire de le railler plus ou moins discrètement tandis qu'ils s'imbibaient pour rejoindre des lieux de nuit mieux fréquentés, ou de lui jouer franchement la carte de la bonne camaraderie, en toute condescendance - celle qu'ils réservaient autrement aux populos, aux galériens, aux simplets cliniques qui surveillaient leurs immeubles, leurs lieux d'étude, ou d'emploi. Tom, de son côté, n'en souffrait pas, il le supportait, posément.

Comme il n'était pas idiot, il saisissait le plus souvent les allusions, captait au vol les marques de mépris camouflées sous leurs tons empruntés, et ne pouvait ignorer, depuis le temps, la différence entre une franche et saine rigolade de groupe et ces petits ricanements mal étouffés, ces irrépressibles fous rires si communicatifs à force d'être plus ou moins volontairement mal dissimulés. Que l'on fait mine de camoufler, précisément, parce que leur cible est présente dans la pièce. Mais après tout, lui était là, chez lui à plus d'un titre, des alliés plein la salle, comme s'il en avait eu besoin – le vieux Charlie qui ne décollait jamais avant d'avoir bu huit verres de trop, les frères Achour toujours postés au billard, la boulangère et son mari assis à ne rien dire jamais sauf un sourire quand il les resservait -, tandis que ces gamins, après tout, qui avaient sans doute son âge mais qu'il ne parvenait pas, avec tout le café, à dénommer autrement, singeaient en visiteurs occasionnels les poses qu'ils prendraient deux heures plus tard en discothèques indistinctes, celles de leurs parents vingt ou trente ans plus tôt, les rituels sans cesse réinventés d'une jeunesse qui joue à faire les grands pour mieux s'effondrer en larmes ou dégueulis pendant la nuit. Qui feint d'ignorer, surtout, qu'en des lieux tels que son troquet, s'imbiber d'alcool n'est pas synonyme seulement de chauffer la machine avant la fête, mais aussi de s'assommer consciencieusement, de venir chercher quelque chose qui ne s'y trouve sans doute pas, mais sait-on jamais, de se souvenir sans s'effondrer de temps où toute la vie se déroulait ici, plutôt qu'en supermarchés culturels ou boîtes à whisky-coca.

Tom, lui-même, y était-il arrivé, s'y était-il installé jusqu'à passer de l'autre côté du bar pour autre chose que cette recherche innommée de deux tiers d'une matière sans nom à acquérir pour se sentir enfin complet ? Ces deux êtres évanescents, membres ou non de sa fratrie perdue, ces deux pièces nécessaires pour lui donner un peu de gueule en tant que Tout, ne les traquait-il pas chaque jour dans le formica des tables sur lesquelles passait son éponge, sous les paupières de Charlie effondré au bout du bar, au fond des petits verres de bière rousse qu'il s'octroyait parfois ?

Ce soir-là, pourtant, nuit de sortie pour la jeune volaille, ne suivit pas précisément la trame habituelle. Le groupe des jeunes, peu ou prou, était pourtant constitué des mêmes fières trognes qu'à l'accoutumée, d'identiques vêtements déclinés en matière de différenciations, à une exception près : une gamine au teint très pâle, une chevelure teintée de roux sans qu'elle le soit vraiment, inconnue jusqu'alors, accompagnait la petite bande, particulièrement soûle ce soir, et conservait une forme de réserve, mêlée à une vive curiosité dans le regard, qui en faisait à coup sûr une nouvelle recrue, voire une cousine de passage.

Tom n'aurait pu mentir, cette apparition lui provoqua un choc certain, dont il n'était aucunement en mesure d'envisager les caractéristiques, et encore moins l'appellation commune – mais qui fit immédiatement sourire l'un des frères Achour accoudé au bar, et briller l’œil de la boulangère à laquelle rien n'échappait. Eux tous qui, au fil du temps, s'étaient habitués à ne voir en Tom qu'un chouette type qu'ils appréciaient mais évoluant dans l'espace sans relief particulier, saisirent à l'instant même que la surface du bonhomme était accompagnée d'épaisseur, que son être serait à présent à appréhender en trois dimensions.

Tandis que le groupe s'installait, Tom s'avança vers eux, comme à l'accoutumée, mais s'essaya maladroitement à prononcer une phrase de bienvenue un peu plus consistante que les semaines précédentes, sans trop savoir pourquoi. Sa discrétion habituelle, fonctionnelle, ne l'avait pourtant pas préparé à une telle prouesse, et sa langue s'empêtra en cours de route entre ses dents, avec pour double conséquence un borborygme inaudible et un épais postillon, projeté bien entendu droit sur l'épaule nue de la nouvelle arrivée. Les remarques et éclats de rire qui suivirent, pour une fois, lui firent fondre le cœur et serrer les dents. Sans pouvoir décomposer distinctement les termes utilisés, tant son corps lui sembla alors sur le point de l'abandonner exsangue en rase campagne, il sentit la main d'un des jeunes coqs lui frapper le dos dans une faux élan de camaraderie, et ses comparses rivaliser de hurlements et d'adresses d'une jovialité fortement teintée de moquerie. Ses yeux à lui, quand il parvint après ce qui lui sembla des heures à les relever de ses gros souliers informes pour remonter en piste, fixèrent immédiatement la jeune fille mouchetée par sa salive, gorgés de détresse et de honte.

Il s'attendait à ce qu'elle s'offusque, cède à cette trop belle occasion de saisir le premier rôle de la petite légende qu'ils réécriraient le lendemain pour raconter la soirée aux absents, s'empare de l'aubaine pour s'introniser membre à part entière du groupe. Pourtant, le spectacle ahurissant qui s'offrit alors à son regard, si éloigné de tout ce qu'il aurait pu imaginer, le cloua à nouveau sur place. Tandis que la bande s'esclaffait, riait à gorge déployée à grands renforts de cris et de ce qui s'apparentait même à de sauvages grognements, la gamine souriait. Simplement. Ses deux yeux, dont il aurait pu penser dès son entrée qu'il ne verrait jamais la couleur, et dont il ne distingua d'ailleurs pas plus la teinte sur le moment tant cette donnée lui importait peu, le fixaient calmement, interrompus par instants, seulement, par le bras d'un voisin surexcité ou le hurlement particulièrement strident d'une camarade de virée. Plusieurs heures passèrent encore, comme dans un mauvais film qu'il n'avait jamais eu l'occasion de visionner, puis l'euphorie s'épuisa alentours tandis qu'elle déferlait en lui à gros bouillons.

Dès cet instant, cette soirée comme les autres ne cessa de jouer des coudes pour dominer la masse, rua à perdre haleine pour acquérir en l'existence de Tom une place qui lui revenait déjà de droit, et les œillades échangées, de l'arrière-bar à la table de la bande et retour, laissèrent sur la touche, l'un après l'autre, l'ensemble des jeunes de la ville ou du quartier d'à côté, qui finirent par filer se faire soûler ailleurs, et les derniers habitués, qui refermèrent délicatement la porte en sortant, traînant dehors le corps avachi du gros Charlie, qui encore une fois n'avait rien suivi.

La gamine n'était pas restée, bien sûr, mais le plus longtemps possible, s'attardant au bar sans un mot avec le dernier payeur du groupe, laissant dégager une grappe après l'autre la bande au complet des noceurs, prétextant qu'elle saurait les rejoindre ou n'importe quelle excuse. Tom avait assuré tant bien que mal son service, le considérant pour une fois plus exigeant et pénible qu'à l'accoutumée, mais conscient pour autant qu'il n'aurait jamais pu postillonner sur une fille de cette trempe s'il n'avait pas occupé cette fonction, atterri ici en queue de comète d'une longue histoire de familles d'accueil plus ou moins bienveillantes, de deux frère(s ou sœur) décédé(e)s ou simplement disparu(e)s, de géniteurs danseurs ou chats errants.

Ce postillon, forme profane de serment « juré craché » disons, avait scellé quelque chose dont il n'avait pas la moindre idée, à ce moment précis, de la consistance ni de la solidité, sauf à ses tripes et à sa cervelle. Mais enfin, on ne se promet rien tout seul, ni ne signe de pacte avec soi-même pour associé, partie adverse et seul témoin par-dessus le marché. Il lui faudrait désormais attendre une longue semaine au moins pour savoir si d'une promesse supposée entre deux êtres il ne subsisterait plus qu'élan à sens unique d'un pauvre type désocialisé, dominant aussi peu les codes du développement personnel que des relations sociales. Si cette apparition pâlotte aux cheveux et yeux de couleurs indéterminées ne serait en définitive qu'un spectre qu'il pleurerait un an ou tout le long d'une vie - si, plus prosaïquement, la gamine n'était effectivement que de passage alors que Tom leur arrangeait déjà litière, ou literie. L'écorce s'était fendue, il n'y avait plus qu'à espérer qu'il ne dégoulinerait pas seul sa sève dans son verger, jusqu'à crever sur pied dans le jardin de ce pavillon déserté même par d'anonymes petites familles.

Une heure avait passée, cette fois pour de vrai, quand Tom mit la dernière main à son ménage, astiquant sa pompe et égouttant les grilles, porte close et caisse bouclée. Il s'approchait déjà de la vitrine du troquet, la manivelle du rideau de fer en ligne de mire, à deux doigts de commencer vraiment à s'agonir d'injures pour n'avoir pas été plus entreprenant, sans trop savoir bien sûr en quoi ce « plus entreprenant » aurait bien pu s'incarner, et déjà effondré de devoir se vautrer seul dans son réduit à l'étage.

Quand soudain, trois petits coups portés sur la vitre lui firent relever la tête.

Les parents de Tom avaient eu trois enfants, des garçons. Mais Tom n'y pensait plus qu'à l'occasion : on ne pouvait rien y faire, tout ce petit monde s'était évaporé. Quand il regardait sa fille jouer au petit parc derrière la mairie, sa peau si pâle, si sensible, exposée au soleil d'août, il se disait, quand même, qu'est-ce qu'on est bien, aujourd'hui, tous les trois.

mercredi 24 juin 2015

Agression rénale, calculs amicaux

Calculatrice - 
Avant-dernière entrée - Page 5 de 
Google search (options : N&B,
grandes images) - juin 2015
L'être humain a ceci de reposant qu'il se satisfait toujours même de la Version-Officielle (TM) la moins crédible pourvu qu'elle lui permette de ne pas trop se fouler la tête. Voire de conserver en l'état son petit monde douillet, plutôt que d'envisager - oh mon dieu - un raté dans son moteur. On donne aussi à cette paresse le joli nom de lâcheté. Mais quoi, n'est-il pas préférable de ronronner à l'abri de tout exercice de remise en cause plutôt que d'envisager quelques reprises en main ? Ne vaut-il pas mieux éviter de soulever les tapis quand on sait que la poussière n'y a jamais été faite ? Se satisfaire d'un coupable désigné pourvu qu'on le connaisse moins, ou depuis moins longtemps, que les victimes autoproclamées qui vous servent à la louche un scénario bien recoupé, impossible à croire sauf à opérer une démarche active, assumée, biaisée, de validation de cette source plutôt que d'une autre ?

Ben non, pas trop. Ou alors on opte une fois pour toutes pour le ronronnement, la crasse sous les tentures et l'évidente culpabilité du bouc émissaire. C'est un choix. Mais alors, pas le petit choix non-dit, hein, planqué sous une bien commode inconscience, non : il faut alors l'assumer pleinement, prendre son courage à deux mains et l'affirmer debout, solide sur ses gambettes flageolantes, "J'ai une nette préférence pour l'injustice pourvu qu'elle préserve les apparences" et "Si quatre personnes proposent une version commune, pas besoin de s'embêter à interroger la partie adverse, j'ai autre chose à foutre, cette "vérité" me suffit." Un choix plein, donc, entier, et une attitude complète, tristement humaine, à digérer devant son miroir, et vogue la galère. Et il faut en peser toutes les conséquences, admettre une bonne fois pour toutes qu'une poignée de personnes d'accord entre elles ont forcément plus raison qu'un individu isolé - je vous laisse dérouler le fil, on trouve de belles expériences humaines au bout de la bobine, que la jurisprudence Godwin m'empêche de formaliser.

Alors oui, c'est humain. Bien entendu. Même les premiers hommes éprouvaient une appétence pour le confort, sans quoi ils n'auraient pas construit de huttes. Puis les petits-enfants de leurs lointains descendants dénoncé leurs voisins en période propice pour récupérer de plus grands appartements. Et les rejetons des rejetons de ces derniers préféré ignorer la situation de certains de leurs pairs moins favorisés pour se ruer sur les logements à bas coût auxquels ils auraient normalement du avoir un peu moins le droit, voire la non-priorité du bénéfice.

Ainsi, je vous l'avoue d'entrée (ou presque) sans trop me répandre en introduction (ou presque), voici comment un épisode assez marquant dont je fus témoin récemment, une fois passé à la grande lessiveuse du petit confort mental, s'est transformé de manière pour le moins révoltante. Le fait d'abord, brut, cru, net, sans bavure ni contestation possible : un pauvre type, entouré de ses amis surexcités, a donné un grand coup de pied, modèle boxe française abandonnée depuis 8 ans à vue d’œil, dans le bas-ventre d'une femme, sans s'enquérir auparavant bien entendu de l'éventuelle grossesse de celle-ci, précédant ce geste brave d'un triomphant : "Moi, j'en ai rien à foutre que tu sois une femme, je frappe aussi les femmes" (des fois que la chose ne soit pas prouvée après sa charge héroïque.) En outre, et j'insiste, ce coup fut le seul porté au cours de ce déprimant épisode. Ok ? 

On note : un homme frappe une femme dans le ventre. Fort. On imagine aisément le même pérorer, un verre à la main en gloussant, en soirée, quelque chose comme "elles ont voulu l'égalité, je ne vois pas pourquoi la galanterie devrait être d'actualité." Vous voyez un peu le tas de merde, à inscrire d'urgence aux Grosses Têtes version 70's. Evidemment, vous me connaissez, moi j'étais tapi dans l'ombre, dans le coin, et donc témoin direct (j'insiste, c'est important pour la suite) de la scène. 

En présence, d'un côté, la fille agressée, un type qui devait être vraisemblablement son mec, un trait de crayon noir quelque peu ridicule sous les yeux, et une autre fille plutôt estomaquée elle aussi (mais de manière moins physique disons) par le déferlement de violence gratuite version Moyen-âge. Ces deux-là auraient beau jeu de tenter de séparer le bourrin et sa victime un instant plus tard, la chose était faite. De l'autre côté, quatre ou cinq personnes (il faut toujours venir en renfort des hommes qui frappent les femmes, c'est important, et surtout pour peser plus lourd en soutien de la version officielle ensuite), dont une sorte de bellâtre cheap et pervers, le cogneur au visage en papier mâché, et l'indispensable harpie aux traits contrariés, poissonnière vociférante indispensable à toute scène de lynchage ou de lapidation depuis la nuit des temps. Soutenait-elle, celle-ci, son petit ami le cogneur dans l'espoir qu'il ne lui fasse pas subir le même sort de retour à la piaule ? Aucune idée. Plus vraisemblablement, cela dit, elle se démenait plutôt dans le sens du Vent, du bon côté du manche (celui de la présumée force physique, celle qui dispose de testicules même atrophiés) et supportait le bourrin comme toutes les bonnes bourgeoises avinées applaudissent toujours le bourreau, sur l'air de "bravo, bravo, tu as tué d'un coup de hache un type ligoté au sol, bravo !" ou "Oui à la justice des mâles, à l'échafaud la femme libre, vite, pénis power, et mort aux révoltées !".

Vous me direz, et je vous suivrai sur ce terrain, d'autant plus qu'en l'espèce je plaide aussi coupable puisque j'étais présent mais suis resté immobile : mais pourquoi, pourquoi le petit ami aux yeux grimés, passée la surprise du choc frontal (disons), n'a-t-il pas renversé sur la table la petite crotte surexcitée pour la rouer de coups, et finir ensuite au tisonnier ceux qui restaient susceptibles de lui bondir sur le dos - ce qu'ils n'auraient sans doute pas fait d'ailleurs, les meutes fonctionnent ainsi qu'une fois leur chef ou chevalier corrigé, elles se dispersent dans la nature en sifflotant ? Oui, pourquoi ? C'est une excellente question, et pour m'être entretenu entre quat'zyeux avec ledit, je vous le déclare tout de go : ses vaseuses justifications ne tenaient pas la route, comme au demeurant celles que je pourrais vous servir à mon tour. Il n'y avait qu'une seule chose à faire en l'espèce, et il ne l'a pas faite. Je plaide, pour lui comme pour moi, coupable. Cela dit, cela dit, ne nous emballons point : sa petite lâcheté, en l'occurrence, son choix dans l'instant de séparer les opposants de cette triste scène plutôt que de dérouiller le clochard de l'espace, et de veiller ensuite à calfeutrer les espaces pour éviter la grande baston, aurait du donner à la version officielle plus tard adoptée un tournant moins radical que si, effectivement, il s'était jeté sur le nain, puis avait tenté de régler leur compte dans le petit salon, à grands renforts de meubles brisés, à tous ceux qui s'opposaient encore à lui - quitte à finir en sang, cinq contre deux, ou même trois, ce n'est pas très équitable. Mais Sailor l'aurait fait, j'en conviens, sans réfléchir il l'aurait fait.

D'ailleurs, et là encore l'érection rapide d'une version officielle finalement adoptée tranquillement par tout le monde dès le lendemain, aurait du lui mettre la puce à l'oreille. Cela aurait-il été pire s'il avait défendu sa compagne ? Aucunement, sauf intervention probable de la police bien sûr (qui elle au moins, malgré tous les reproches qu'on peut lui faire, aurait tenté d'écouter d'une même oreille les deux versions, faisant montre en l'occurrence d'un plus grand sens de la justice que ceux qui la jugeraient ensuite à distance), puisqu'a contrario, au lieu de s'établir sur un plus tolérable "il y a eu des mots, des insultes, puis un type a frappé une fille, avant d'être maîtrisé par les amis de la fille", ladite version a rapidement évolué en "il y a eu de la baston", puis "cette fille [je parle bien de la fille cognée] est dingue, et ses amis itou." A ce prix-là, et je vous le dis sincèrement, si la tentative d’apaiser les esprits pour éviter un grand drame, de la casse, et de pourrir définitivement l'ambiance de la fête qui se tenait là doit avoir pour conséquence non pas une vision partagée des torts (ce qui confinerait déjà à l'injustice, mais enfin), mais une focalisation sur la "folie meurtrière" de la seule victime, finalement, de l'incident, que tout le monde se le tienne pour dit : la prochaine fois, tant pis pour le mobilier, tant pis pour l'ambiance, tant mieux pour la justice, le petit ami ira au feu, et je viendrai à son secours pour rééquilibrer un peu les forces.

Voilà les mecs, vous avez gagné. Comme le martèle Vaquette depuis des lustres : '"Il n'y a pas de méchant système, il n'y a qu'une somme d'individuelles lâchetés". Le choix collectif de transformer le fait "un taré ivre mort a frappé une femme dans le ventre" en la légende "cette fille est complètement dingue, et elle a porté le premier coup" (ah bon ? mais à qui donc ? à l'air ? au vide qui la séparait du groupe quand le courageux provocateur est venue l'insulter directement, et violemment, avant de se carapater dans la salle attenante où l'attendait la bande de bourrins en embuscade ? ou bien faut-il considérer le fait qu'elle ait tenté de repousser d'une main la vilaine harpie qui lui fonçait dessus comme un coup sauvage ?), et d'occulter totalement le fait "les amis de la fille ont essayé de calmer le jeu" pour lui préférer l'englobant "les copains de la fille étaient eux aussi complètement cintrés, et violents, l'alcool fait décidément faire n'importe quoi", n'a pour seule conséquence, bravo les gars, que d'avoir convaincu ledit petit ami - pourtant brave chrétien mollasson au départ - de ne pas retenir ses coups la prochaine fois : tant qu'à passer collectivement pour des dingues, autant briser effectivement quelques meubles. Une "somme d'individuelles lâchetés", on a dit, avec au bout du compte, la radicalisation de tous et de réelles blessures. Bien joué, les absents (qui en l'occurrence, serrés les uns contre les autres autour de leur version officielle, semblent avoir raison, ou tout du moins se donner raison, contrairement à l'adage). Quant aux témoins, faisons-fi de la partie adverse, la version bricolée à la va-vite par les bons vieux potes (qui devaient avoir un peu quand même la merde au cul au réveil, mais passons) suffira largement - leur pipeau grossier validé par tous sans l'ombre d'une hésitation, je suis certain qu'ils sont désormais persuadés d'être dans leur bon droit. Bien joué.

L'offense physique déjà, immédiatement condamnable sur le plan de la morale, du bon sens comme de la justice, pesait d'un poids certain dans la balance. Mais le fait que pfioooout, pour préserver les apparences, ceux-là même qui se revendiquaient amis de la fille agressée se mettent d'accord en moins d'une dizaine de secondes sur la version (grotesque) qui leur seyait le mieux, lui, mettra forcément plus de temps à cicatriser je le crains. Etre insultée, frappée, puis remise en cause et récusée, en une soirée, ça fait beaucoup.

Ah, et oui, j'ai vérifié quand même : tout va bien, clodo bagarreur, tout va bien, poissonnière fasciste, tout va bien, provocateur pleutre, tout va bien, juges à distance, la fille n'était pas enceinte. Ouf, hein. Contrairement à ce que vous auriez pu craindre après l'avoir traitée de "grosse en imperméable" (chic les gars, et ça vous étonne qu'elle se soit mis en colère ? Mais n'avez-vous pas oublié de citer ce glorieux épisode dans votre larmoyante narration des faits ?), le pied merdeux de l'ami que vous vous êtes tous accordés à protéger d'un même mouvement n'a pas commis l'irréparable. Ouf, pas vrai ? Maintenant, vous pouvez retourner somnoler confortables, votre justice en bandoulière et gavés de version officielle comme des dindes aux marrons.

mercredi 3 juin 2015

Jestaire en cabane

Cabane - 
Avant-dernière entrée - Page 5 de 
Google search (options : N&B,
grandes images) - juin 2015
Vas-y mon gars, fais pas ta pute.
Vas-y. Vas-y.
Raté. Pardon.
Tu danses comme une quiche et pourtant tu as obtenu le Grand Prix. Tu souris tristoune en privé, malgré ça, tu es applaudi. On te cause comme si tu avais inventé un truc, alors que tu n'as construis que ton image, et de manière un peu chiante. Bienvenue - bras ouverts -, cela dit - mon alliance fendue en tatouage sur ton front.
Je vais te raconter plutôt un conte pour enfant, pendant que tu vomis, une belle histoire tandis que tu te répands en pigments orangés sur une jolie toile en faïence.

Celle de Jestaire, donc. Chaque époque érige ses crétins en divinités, certains sympathiques au demeurant, puis oublie, de fil en aiguille, et les générations passant, ceux qui contenaient tout le fruit sans même le savoir, et claudiquaient, pour tout dire, en termes des communication. Ces gens avaient sous le pied - ont encore sous le pied - la puissance d'une micheline sortie d'usine, mais n'en prennent pas conscience. N'en ont pas conscience. S’abîment en sous-sol le flingue chargé, tendu, tranquille, éteint. Pars donc du principe qu'à partir de maintenant, quand j'écris flingue, ou chaussette, ou encore survie, je mentionne Jestaire. L'opposé cosmique des crétins érigés par la bêtise en début de paragraphe.

"Woooooow !", disait le poète, bien avant de constater qu'il ne parviendrait jamais à avancer en ces marécages sans y perdre une jambe, un pied ou son intégrité, parce que la boue humidifiée ça colle, et que la colle ne sera jamais un élément complet. "Woooooow !", se répétait-il sur le chemin, bien conscient qu'il avait encore la pétoire - le flingue, cligne, cligne - en poche, et qu'au besoin il se cisaillerait ce qu'il lui resterait de jambe au gros sel plutôt que de s'abandonner aux moustiques. "Woooooow !", ricanait-il encore sans plus savoir même pourquoi il souriait, "c'est n'importe quoi c'est drôle, pourquoi pas."

Il était confronté, là, faut dire, à un joli n'importe quoi, cohérent pourtant, comme à une résolution efficace d'équation qui serait passée sous la table pour tomber juste : une chouette soirée, du champagne dans les pognes, ça ricanait tranquille, et riait franc aussi, tout ceci était aussi vain et beau qu'une rencontre fortuite en bistrot, le hasard en moins.

Le hasard en moins.

Au fond de ses chaussettes, sous ses pieds usés à force de ne plus cesser de tourner, il observait l'histoire - une remise de prix -, un instant - le discours -, une fête - les serveurs ouvrant à la main les boutanches tandis que les meilleurs amis du milieu commençaient à taper du pied parce que. Parce que Bidule avait décidé ce soir de sortir avec la jolie TrucMuche. Parce que ChoseChouette savait qu'elle pourrait être publiée chez TropCool à condition de coucher avec GrandMachin. Parce que la sincérité, en l'occurrence, sortait d'un tableau Excel, et le tableau Excel en l'espèce des têtes viciées de tous les gens présents.

Ces gens parviennent même à salir des tableaux Excel, quoi.

Survie, posé tranquille, savait sans le savoir qu'il avait écrit il y a dix ans au bas mot le meilleur bouquin de la troupe, mais n'en faisait pas cas déjà parce qu'il en doutait, ensuite parce qu'il avait encore sous le pied, quoi qu'il en dise, des légions de livres plus intéressants encore, qu'il gardait en lui comme un pet foireux parce qu'il était posé en public et que cela ne se fait pas.

Chaussette avait quitté le cirque il y a bien longtemps. Ces sourires qui sans être faux - parce qu'on peut bien encore, Dieu merci, trouver réellement quelqu'un sympathique même en pince-fesse -, ne crachaient pas bien loin. Ces mains-dans-le-dos, bouches-sur-sexe et promesses-solides, caquètements du sort bien oublieux de l'idée même de contrat, ces guerriers sociaux balbutiant leur subtilité, nourrissant les poissons sans même s'être posés déjà à la fraîche sur la plage.

Flingue souriait, parce qu'il était bien fracassé, et que toute cette dose de fracasse l'empêchait à cet instant précis de réaliser à quel point son champ de roses était non seulement un champ d'orties - ce qu'il savait déjà -, mais aussi un charnier, un fond de cuvette, une réunion absurde de gens absurdes la main dans la poche. Et la main pleine.

Pendant tout ce temps, Jestaire était en cabane. Après avoir tenté la cavale. Le coma. La ballade. Le shérif tout désigné de ce village de gros glands adipeux avait décliné l'offre sans même qu'on la lui fasse, refusant à ces furoncles bien humains l'opportunité de cocher des cases sur des fichiers en priant une providence divine qu'ils n'avaient jamais priée autrement que le pantalon baissé dans une petite chambre à l'écart.

"Qu'ils aillent donc bien se faire foutre, n'a-t-il même pas pensé, mon temps viendra, ne s'est-il jamais dit." Il ne se l'était tellement jamais dit que les pieds qui battaient la cadence au jugé commençaient à faiblir en tempo,, et les loutres et tortues, bien convaincues de pouvoir former son armée, de s'acharner à regarder ailleurs en chialant, imaginant le retour du bonhomme, et la fin de l'ennui.

Ils regardaient ailleurs. Leurs flingues roulés dans leurs chaussettes, planquées dans leurs poches, en espoir de survie.

lundi 13 avril 2015

Epilepsie pour les nuls

Flingue - 
Avant-dernière entrée - Page 5 de 
Google search (options : N&B,
moyennes images) - avril 2015 - je suis
d'accord, ça fait mal aux yeux.
Et c'est stupide. Certes.
Ben ouais, on me l'avait toujours dit - j'avais un frère médecin - Sonnez trompettes, allez dormir les autres. Résonnez trombones, ou bien faites donc ce que vous savez faire le mieux – la roue est autorisée, la rondade sera applaudie. Il me faut quand même exprimer par la voix, disons, aux oreilles oculaires des huit personnes qui passent ici faute de mieux parce qu'ils sont rentrés trop tôt – bravo – mais s'emmerdent comme des chiens – bravo itou -, une sorte de chose importante qui ne devrait jamais, dans d'autres circonstances, sortir du poitrail ou du caleçon, des tripasses comme des saucissons grillés : j'ai une verrue tenace à l'index droit, mais ça on s'en fiche – surtout, surtout, je suis amoureux mais pas très doué pour l'exprimer. Les deux sont sans doute liés – j'imagine qu'un enculé de psy pourrait essayer de me le faire comprendre, j'imagine que je ne l'écouterais pas, j'imagine que j'aurais raison.

C'est assez chiant, aujourd'hui, et vous me comprendrez fort si vous avez moins de douze ans, moins si vous en avez plus de dix (absurdité numérique, on en discute quand vous voulez), de ne pas pouvoir à ce point se laisser aller à être câlin et tendre avec la personne que vous aimez d'amour pur, franc, vrai et donc violent, instable, tordu par définition, à longueur de journées. De savoir placer tellement mal la relation à l'intimité qu'elle se borne maladroitement à une main sur l'épaule, un doigt sur la joue et une gaule de chien contre une cuisse droite, tout le temps comme ça, alors même que quand on baise, c'est comme si une entité supérieure m'arrachait volontiers tout l'intérieur pour réaménager le bordel en feng-shui peinard jusqu'à éjaculer droit et franc.

C'est assez pénible, et ne m'en voulez pas trop de me livrer ainsi – en même temps c'est un blog que vous avez choisi de lire, vous ne pouvez donc pas vraiment m'en vouloir -, de ne pas parvenir, jamais, à me laisser aller à une pure bestialité de corps (j'exagère fort, ici, j'adore m'adonner à la bestialité avec la chouette femme que j'aime, elle le sait, je le sais, on vous emmerde), sans le contrebalancer l'instant d'après, et donc drôlement maladroitement, en me vautrant dans les surnoms et onomatopées et bruits de bouche infantilisants, un peu comme si baiser clair nécessitait en tout occasion d'aller ensuite prendre son ticket pour gagner un jeu de cartes au fusil, en fête foraine. Un peu comme s'il fallait s'en vouloir de jouir, et l'expliquer comme ici, s'épancher donc parfaitement moins bien qu'en jouissant à en déchirer les murs.

J'aime baiser, soyons clair, et le faire surtout comme une sortie de mon corps alors qu'il n'y a que lui qui joue son rôle à cet instant précis, le faire comme une évacuation du cervelet au tire-bouchon disons, comme si rien n'avait d'importance cet instant précis – ce qui est précisément le cas – que les battements de son sexe autour du mien, et les coquines excursions de sa main autour du bas de mon bas-ventre et les envolées anarchiques de mes doigts un tantinet gourds autour de ces seins et... bon, ça va, on va pas tout vous balancer tout de suite, y a des sites pour ça. Et nous n'y sommes pas.

Le rapport entre la bestialité brute – sinon brutale -, la sensualité idéalisée d'un film érotique de M6 dans les années 90, l'attention ferme à éviter de devenir une caricature de mâle alpha quand le concept de mâle alpha ne correspond plus ni à la taille de la queue ni à la propension à filer gentiment des beignes à la pondeuse de bébés – non que je regrette tout ça, hein, je ne suis pas éditorialiste réac à la téloche -, l'attention ferme aussi à éviter de devenir le petit ami idéal parfait en tout point parce qu'il sait changer la couche de bébé et doigter peinard Maman dans les mêmes dix minutes – ce qui personnellement, en termes d'instantanéité, m'angoisse un peu forcément -, laisse assez peu de champ, à moins de n'en avoir rien à branler, à la sensualité hardcore, comme à la baise un peu câline, comme à la mesure du sexe ou au souvenir d'un vagin un tantinet taquin en termes de battements de cœur autour d'un chibre plutôt va-t-en-guerre.

Finalement, tout ceci, sous couvert de modernité triomphante et de tir de barrage rigolard au nom de la sympathie deux point zéro, contribue surtout à renforcer encore la dichotomie classique entre, d'une part, les baiseurs sympatoches c'est-à-dire un peu salopards, qui répandent le plaisir comme un astronaute enfonce des drapeaux en terrains vierges (pas trop mon truc, la compétition m'emmerde, comme le fait de compter les points au tennis ou au centre d'appels), et d'autre part les couillons timides qui ont la forme de la bite quasi-imprimée sur la paume droite (pour les droitiers.) Alors qu'on peut bien être, si vous me suivez vraiment, et à condition d'aimer mélanger tous ces termes :
  • un baiseur timide,
  • un couillon sympatoche
  • une bite astronaute
  • un droitier salopard.
« Ah, mais quoi, donc.. les dichotomies ne fonctionneraient donc pas absolument ?
- Sérieux, tu me poses la question ?
- Non, pas vraiment, mais enfin quand même, c'est pratique, les catégories.
- Absolument. Je suis d'accord.
- Tu es d'accord avec moi, donc ?
- Non, non, je suis d'accord avec le triste constat, simplement : c'est pratique, les catégories. Pour les crétins. »



samedi 14 mars 2015

Mort moi le nerf

Mort - 
Avant-dernière entrée - Page 5 de 
Google search (options : N&B,
grandes images) - mars 2015
Ce soir, ben tiens, alors même que la soirée n'était pas du tout partie pour ressembler à ça (premier principe de la mort, à noter pour la suite), je me suis retrouvé posé en bouquin dans un rade de ma très proche connaissance - que je ne nommerai pas non seulement par respect pour ceux, mais aussi parce que ceux qui savent le connaissent déjà, donc nul besoin de préciser, et les autres ne savent pas encore, donc nul besoin de le leur pointer du doigt - pour attendre que les choses décantent et que le cours de ma temporalité reprenne celui prévu au départ.

Le livre était chouette, vraiment, rencontré il y a quelques jours et qui s'appelle Alex Woods face à l'Univers - titre nul mais j'ai vérifié, traduction assez respectueuse du titre nul original -, écrit par un Anglais, Gavin Extence (bon). L'histoire d'un môme percuté à l'âge de dix ans par une météorite (à ne pas confondre avec un météoroïde ni un météore merci) ayant traversé le plafond de sa maison avant de lui abîmer le crâne. Qui se pose ensuite des tas de questions sur, notamment et pèle-mêle, la beauté supérieure de la Science sur l'Art (ce en quoi je le suivrai toujours, la première racontant parfois des conneries mais sur des bases logiques, quand le second préfère se la raconter à longueur de temps - des exceptions existant fort heureusement dans les deux cas), l'association collégienne entre fragilité et homosexualité (et donc, par extension, entre philosophie collégienne et dialectique de singe), puis le droit de vouloir mourir dignement (ce terme devrait être oublié définitivement par tous les partisans de l'euthanasie, je le pense franchement) quand on a vécu une vie de merde ponctuée par une maladie dégénérative plutôt hard-core. Finalement, le gamin, drôlement précoce (encore un terme à effacer de la conscience collective, par pitié), se résout à suivre son cap sans se soucier de questions de morale comme d'une vision par définition biaisée du libre-arbitre, et finit donc par se faire emmerder par tout un tas de crétins qui n'ont pas deux sous de Bon-Sens (TM), mais dont il se branle royalement pour cette raison précise. Et puis sa mère est cartomancienne mais là n'est pas le principal. Ah, oui, aussi, il est épileptique mais ce n'est pas l'essentiel. Un très bon livre franchement.

Bien évidemment, moi lisant dans un bar comme d'habitude, je me suis pris deux-trois remarques, 22h38 passées, sur le registre "Oh mais merde, t'arrives à lire ici, avec peu de lumière et plein de bruit, comment tu fais ?", auquel je ne pouvais pas répondre, logiquement, "Ben quand personne ne vient m'emmerder ça se passe plutôt bien merci", parce que ça n'est pas très courtois. Puis la fameuse de 23h16, plus agressive, la viande soûle gagnant en terrain : "Oh vas-y, arrête de faire semblant de lire", imposée par un gros relou qui venait de comprendre qu'il ne tirerait pas son coup pourtant savamment orchestré en trois minutes sur un post-it dans son open-space à 18h42, et qui du coup avait choisi d'emmerder quelqu'un pour son comportement antisocial présumé plutôt que de se poser la question de son incompétence avérée.

Mais peu importe. Ce qui importe en l'occurrence, c'est que vers 23h17, tandis que j'offrais à mon importun conjoncturel la mine polie-mais-gavée que je sais fort heureusement proposer dans ce type de circonstance, Allez allez bonhomme, rentre chez toi pleurer ta misère sans te chercher des boucs émissaires tu rendras service à tout le monde, la lumière - crue, sauvage - de fin de service a explosé dans les cortex, les quatre types réquisitionnés tous les samedis soir pour servir le couscous gratuit (attention, indice) se sont mis à bondir de partout pour retourner les tables et débarrasser les verres (dans l'ordre inverse sinon la catastrophe aurait été massive), et j'ai senti que, Mon Brutus-la-bite-sous-le-bras étant disposé à discuter à ce moment précis des causes et conséquences forcément fâcheuses d'une non-réponse à sa non-question, il était précisément temps d'aller fumer une clope dehors en lui laissant en otage mon livre (qu'il pouvait bien sûr se mettre à manger, on  ne sait jamais, mais j'avais bon espoir), afin de voir un peu de quoi il retournait.

Le verdict est tombé très vite : le patron résistait tant bien que mal, juste devant, à ne pas s'effondrer de douleur, flanqué d'un acolyte dont je dois bien avouer qu'il se comportait en discrétion chaleureuse  - silence, présence - comme on doit toujours en prodiguer en ces circonstances. Il y avait donc eu un drame. En l'occurrence, et je l'appris quelques minutes plus tard, de la bouche du frère du patron, tandis que Brutus s'acharnait à tenter de décrypter le quatrième de ma couverture (qui n'était pas encore imprimé, pour cause d'épreuves - le livre sort début avril, foncez), le neveu du frère du patron venait de mourir, "sur la route". Vérification faite, il ne s'agissait pas du fils du patron, mais du neveu des deux, information d'importance pour moi (car je connaissais le fils en question) - cela dit, la chose était assez violente, pénible, et douloureuse, pour motiver la fermeture assez cavalière du bar un samedi soir. Forcément. Logiquement.

Assez peu étrangement, et sans même connaître la raison de cette fermeture inopinée, les clients, moi compris, Brutus compris, ont réagi en braves chiens de Pavlov aux quelques symptômes forts de l'état de déliquescence du rade (sa fermeture bien avant deux heures), et se sont attachés solidement à des objectifs simples, tels finir leur verre ou remettre leur manteau. C'est aussi pour cela que j'aime les clients de bar, je dois bien le confesser - Brutus compris : pénibles parfois, pour certains d'entre eux, ils se laissent porter aux ambiances comme il est rarement logique de le faire. Et se laissent imposer des choses (payer un verre qui leur coûterait moins cher à domicile, en premier lieu) sans sourciller, parce que, de manière assez inexprimée autant qu'évidente, le bar est là pour les surprendre, et qu'ils finissent, forcément, du coup, à ne plus s'étonner de rien, et à adapter leurs mouvements et emplois du temps à ceux des circonstances.

Le môme venait de se planter, l'équipe était fatalement effondrée, la mort (cette pute ne méritant jamais sa majuscule, ne l'oublions pas) avait bousillé la porte du saloon en entrant d'un coup de botte boueuse, et glacé l'ambiance par la seule puissance de son inertie mortifère. Elle avait montré ses deux visages en une seconde : celui, faussé, factice, de l'action brutale et du dynamisme (un accident de la route, un décès violent, un gros BAM qui arrache une Vie tranquillement) ; celui, authentique, sans fard, de l'immobilité pour toujours, de l'absence obligatoire et de l'oubli flippant (un cadavre). La mort ne provoque rien d'autre, ne l'oublions pas tout de même, que léthargie, abandon et envie de s'arrêter. Tout le reste n'est que romantisme de papier. La mort arrête, c'est même à ça qu'on la reconnaît.

J'ai vis-à-vis de la mort une position à la fois tranchée et stupide. Elle me fait chier, bien sûr, mais je n'ai pas trop envie de lui donner une importance qu'elle ne mérite pas. C'est un peu comme si cette grosse feignasse avait décidé de s'offrir le haut de l'affiche, celui consistant à ne rien faire de particulier tout en s'attribuant en permanence le rôle-titre. Qu'elle aille donc se faire foutre, je préférerais toujours - ce qui n'est pas le cas sur tous les dossiers loin s'en faut - lui préférer le souvenir de ses victimes, consentantes ou fauchées. N'ayant pas, effectivement de manière générale, une propension excessive à la victimisation permanente du monde sur ses petits tracas - qui paradoxalement, quand elle est menée à terme, finit bien souvent par militer à grands renforts de hurlements pour la peine capitale, n'importe quoi - je concède disposer d'une opinion assez tranchée à l'égard des grands perdants au jeu du Respireras-tu-encore - à savoir, une clémence plutôt absolue.

Et il n'est pas vraiment question d'âge-du-décès en l'espèce - comme on parle de TOD dans les séries américaines, de Time of death au moment précis où tout le monde se fout logiquement de savoir s'il était 8:25 Pm quand il s'est éteint, ou si elle avait 37 ans quand on lui a fermé les yeux -, mais de, bon, quoi, vous voulez que j'avance encore d'un cran dans mon ingénuité ? Pas de problème. Il est question de Bordel, c'est quand même quoi, cette connerie, de crever ?, que la personne soit âgée de 3 ou de 98 ans ?

C'est idiot comme réaction ? Sans doute. Peut-être. Éventuellement. Mais avec mon filtre permanent lié aux bars, je dois bien reconnaître que la fermeture intempestive d'un établissement parce que quelqu'un de proche de la direction vient de caner, comme au demeurant l'envie de défoncer une bouteille en verre contre un poteau parce qu'un aïeul vient d'y passer, ou bien d'hurler bien fort pendant trois heures en montant non-stop le son de la chaîne pour honorer la mémoire d'une idole passée à l'as, me semble susceptible de n'être entravé ni par la morosité d'une clientèle qui avait d'autres plans pour la soirée, ni par une maréchaussée concernée par l'envie soudaine de faire régner l'ordre en rue, ni par un voisinage soucieux de se branler la nouille sans être perturbé par des cris extérieurs à ses petits fantasmes de secrétaires salopes ou de collégiennes mutines.

Si l'on accorde - à juste titre selon moi - tellement d'importance au deuil comme aux condoléances, à l'envie de se blottir en pleurs au sol comme de provoquer rixes pour noyer sa colère, autant aller jusqu'au bout du cirque, et tolérer que la chose soit suffisamment importante, que le ressenti soit assez puissant pour nous autoriser à faire n'importe quoi, à inverser le sens de rotation du globe ou à fermer un bar trois heures avant l'heure. A décider, parce qu'on est affecté dans sa chair, de nettoyer une bonne fois pour toutes son répertoire téléphonique ou de débarquer à l'improviste chez quelqu'un qui nous a pourri la vie pour lui dire ses quatre vérités. A se soûler jusqu'à pas d'heure ou à se mettre à la randonnée en haute montagne. A quitter son boulot, enfin, ou à se graver une initiale au couteau sur le ventre.

La raison pour laquelle la mort ne tiendra jamais vraiment la route, c'est que nous - les vivants, pardon, désolé, mais nous sommes là pardon - seront toujours constitués, investis, gonflés comme à l'hélium par tous les décès, brutaux ou progressifs, accidentels ou médicalisés, c'est-à-dire toujours violents, en somme - anonymes rarement, intimes le plus souvent -, qui ont parsemé nos chemins plus ou moins branlants. Les cadavres pénètrent nos chairs plus qu'ils ne nourrissent les arbres, les fantômes nous animent bien plus qu'ils n'éteignent nos lumières (la lumière vive du bar qui s'allume à l'annonce du décès, remember ?), les douleurs s'imposent comme des matières à gérer, ingérer, digérer, plus que comme des coups de pieds aux rotules.

Et si l'on tombe, parfois, à l'occasion, quand les faits nous sont relatés, ou quand on les découvrent par soi-même, ces chutes-même témoignent, puisqu'elles sont distorsion du réel, ni plus ni moins, que le combat se joue debout, et que les articulations des vivants sont bien solides, merci de vous en être souciés. Une chute n'est rien d'autre qu'une bonne raison de se remettre sur pied - et la preuve, s'il en fallait, que, oh mon dieu, mon dieu, mon dieu, pour se relever, il suffit d'avoir encore ses deux jambes.

Des gens se gravent dans les chairs les prénoms de leurs disparus. Je préfère franchement, sans les juger pour ça - des gens se gravent bien des symboles tribaux comme ils consomment des pizzas - me confectionner au marqueur noir un beau doigt d'honneur composé des prénoms de mes chers disparus. Et il me reste encore pas mal de place, je manque encore clairement de prénoms pour terminer le dessin, désolé. Faut dire, je le reconnais, que j'écris en pattes de mouche - ça doit m'aider à ne pas terminer mon dessin, j'imagine.

mercredi 18 février 2015

Ball-trap, Bal-trappes.

Envol - 
Avant-dernière entrée - Page 5 de 
Google search (options : N&B,
moyennes images) - février 2015
On me l'avait bien dit, qu'il n'y aurait pas de deuxième chance ni de moyen d'y couper. Déjà, c'était bizarre, assez oppressant, comme la promesse d'un échec programmé, ou d'une réussite chiante, disons comme une promesse de résignation tu-verras-bien-tu-grandiras, tu verras. On m'avait raconté d'autres choses en tas bâties de phrases toutes faites, des il faut que jeunesse se passe et des Les voyages forment, des Un tiens vaut mieux et des Tant va la cruche. On m'en avait tartiné l'avenir, tapissé le destin, refourgué comme une glu entre les mirettes à grands seaux.

La promesse, en somme, consistait à profiter de l'enfance, à s'en faire des beaux jours comme autant de souvenirs pour survivre plus tard, demain, à se sélectionner les moments pour en pleurer ému - mais pas triste - quand toute la vie le serait devenu, des traites et des trahisons, une vie de couple et des promesses abandonnées, des espoirs dans un violon, des ambitions grimées poupées, plus rien ne subsisterait de ce que nous aurions caressé d'être, rien d'autres que des cravates fantaisistes pour marquer sa différence, ou des petits postes à pouvoir pour rêver encore d'avoir un zeste d'emprise.

On me l'avait bien dit, que le bordel allait se charger, avec le temps (la puberté, les poils, la nécessité d'un salaire, le souci de supporter charge familiale et carrière), de gommer la fantaisie jusqu'à lui faire rendre gorge, de transformer fromage suintant nos désirs d'absolu, de faire revirer casaque à nos espoirs de devenir zouaves, de faire poirier sur macadam et fructifier nos dysfonctionnements comme autant de tomates difformes - quoique aussi goûteuses que les autres - au soleil. On m'avait promis, sans même le prononcer si clairement, que tout ces délires d'adolescence, d'enfance, d'alcoolique à peine majeur, rejoindraient, avec les poils qu'on ne saurait plus voir avec le temps, le siphon de la baignoire, et que j'en rirais à gorge déployée, plus tard - ou en rougirais comme du journal intime de mes treize ans - en insérant, bonhomme, ma jolie carte perforée dans le compteur à présence de ma belle entreprise. La mienne, celle d'un autre - peu importe, je dirai forcément "nous" quand je parlerai d'elle.

On m'avait susurré, foireux la bouche en fion de nonne, que je n'y arriverai pas, jamais, à suivre tout le sac à billes que je m'étais imposé gamin comme marche à suivre, des agates pour passer le temps, de l'hélice comme voie rapide et de l’œil de bœuf en guise de choses pénibles à mâcher, avant de les vomir. De la fantôme comme une illusion brève, mais agréable, shoot de quelque chose d'absurde qui ne demandait qu'à me suivre un instant. Qu'au lieu des agates, j'aurais des ennuis, en lieu et place des hélices des opportunités, et de ces yeux de bœufs que j'observais avec circonspection des petits chefs avec lesquels il faudrait composer, attentif à leurs humeurs pour me placer dans leur angle de vue à ce moment précis, à leurs aigreurs pour faire le dos rond planqué en placard. Et de fantômes, hein, plus aucun, sauf ceux que les ans m'octroierait, grands seigneurs, au rythme du décès des aïeux puis des proches. Mais sans en faire des caisses non plus, hein : le temps du deuil, ok. Ensuite, on se remet au boulot - les conventions collectives sont là pour comptabiliser le nombre de jours idoines pour oublier sa tristesse.

On m'avait causé, on m'avait imposé, on m'avait vomi dans l'imaginaire, au rythme obsédant d'un jour après l'autre, sans même vouloir m'égratigner, bien au contraire. Oh oui, non, au contraire vraiment : on avait chié sur mes rêves tout sourire, mais pour me protéger. Et sans même se poser la question, d'ailleurs. Il s'agissait de me prémunir face à l'irrémédiable, de me laisser filer enfin, un jour peut-être, bien harnaché pour affronter la dureté, la cruauté de la vie, de ne pas m'abandonner vulnérable en terres brûlées, Parce que tout cela, la vie, le futur, le devenir-soi, tout cela, sans l'ombre d'un doute, était un piège atroce, dont ceux mêmes qui voulaient m'en prémunir tandis que j'étais enfant connaissait la froideur puisqu'ils s'y gelaient les miches.

Je n'en voudrais jamais, dieu merci et flinguez-moi donc si je m'en dédis, à ceux qui se les gelaient effectivement, à œuvrer corps et abnégation à longueur d'années pour faire de moi un petit soldat pas trop ingénu tout de même. Jamais je ne pourrai leur en vouloir, et c'est d'ailleurs bien pour ça qu'au lieu de les nommer, les pauvres hères, je ne les qualifie que d'un "on" bien pratique. Je n'en voudrai jamais à ceux qui forgent, aux couturières qui lient les plaques de fer, aux tailleurs d'armures de cuir et aux maréchaux-ferrants persuadés qu'il vaut mieux harnacher les bourrins de robes de fer avant de les lâcher dans la nature. Je n'en veux pas à ceux qui m'ont dit tout cela, non plus et sincèrement, précisément pour la même raison.

Simplement parce qu'ils le pensaient. Simplement parce qu'ils en étaient intimement persuadés, notamment parce qu'ils en étaient les premières victimes.

Quand, enfin sorti de toute cette bienveillance, chanceux que j'étais de pouvoir arborer de pied en cap une armure de trente kilos, monter un canasson solide au heaume de licorne et caresser le pommeau d'une épée à deux mains quand la plupart des jeunes de mon âge tentaient de s'improviser des cottes de mailles en boîtes de conserve, je suis entré dans le monde, j'ai commencé par déchanter fort.

D'abord, parce que les dragons n'avaient jamais existé.
Ensuite, parce que tout ce barda pesait fort lourd.
Enfin, parce qu'il faisait beaucoup plus chaud, réellement, que dans le monde de glace contre lequel on m'avait si bien prémuni.

Je n'ai été confronté, finalement, en guise de dragons, qu'à quelques petites teignes dont la capacité de nuisance se bornait aux murs des vagues auberges qu'ils avaient décrétés comme frontières de leur monde ridicule. Aux saisons les plus glaciales, à la nécessité finalement plutôt simple d'enfiler un chandail aux mailles moins lâches, et de revendre à prix coûtant cette jolie armure qui me permit alors d'acheter une mandoline. Alors même que je ne savais pas en jouer. Et que les musiciens, dans mon royaume de ouate, avaient toujours été considérés comme de tendres crétins, utiles parce qu'inoffensifs.

Et puis, et puis. Et puis je me suis aperçu, simplement parce que j'avais ôté mon heaume, précisément parce qu'il me pesait, que sans œillères on réduisait l'angle mort. Qu'en se baladant tranquille, les mains dans les poches plutôt qu'au fond des bourses, on pouvait croiser du monde, et se former en autodidacte aux dérèglements communs et aux fugaces illuminations. Que trois brins d'herbe mêlés à un tantinet d'eau de pluie soignaient les blessures aussi bien qu'un cataplasme, pour peu qu'ils soient offerts avec le sourire.

On m'avait bien causé d'absence de deuxième chance, et pour être franc la première fois j'en avais été intrigué, effrayé. J'avais espéré, naïf, qu'un monde disjoignant les causes et les conséquences était envisageable, que ne rien assumer, comme je le faisais à l'époque sous le joug de ma chère nourrice, était une option plausible pour une vie sereine en communauté. Et puis, dans ma tour d'ivoire pourtant, j'avais fêté mes six ans.

On m'avait bien causé d'impossibilité d'y couper, et pour le dire honnêtement cette perspective m'avait glacé le sang. Je ne parvenais pas à comprendre, nourrisson, que si la personne qui me parlait n'était pas moi, par définition, son destin et le mien ne pouvaient être les mêmes, tout de même. Que pour le coup le nombre de voies était infini, et les choix individuels susceptibles à chaque instant de distordre le cours du bordel dans un sens ou l'autre. Je n'avais pas encore le sens de la culpabilité collective, de l'obligation chrétienne de se considérer socialement non plus comme un individu, mais comme le mouton numéro deux cent quatre-vingt seize d'un troupeau de pêcheurs parmi tant d'autres, évoluant pépère sous le regard sentencieux d'une entité supérieure. Ce sens là, je l'ai intégré bien plus tard, tandis que mes dix ans battaient leur plein. Et puis, dans ma tour d'ivoire pourtant, j'ai fêté mes douze ans.

Un beau jour, enfin, harnaché tout plein, on m'a donc lâché dans l'univers, persuadé que la résignation apprise de mes cinq ans avait survécu, que la destinée inculquée par un prêtre le jour de mes dix ans serait mon credo. J'ai quitté le château, fait un signe de main ému à la famille, contourné un bosquet et jeté au sol, tranquille, le heaume qui me paierait ma mandoline (et que j'ai donc ramassé), la résignation et le jansénisme. Sans haine, sans animosité. Simplement comme une évidence.

Sur ces bases solides quoique branlantes, je suis entré dans la première auberge, ai menti sur mon nom, ai réinventé mon histoire, sans me moquer de personne, et ai ouvert grand les yeux et les esgourdes.

Aujourd'hui, merci, quelques paquets d'années plus tard, je vous l'assure, je n'en veux toujours à personne, mais sais mieux que n'importe qui à quel point la crainte du monde ne produit que de petits employés de bureau grisés par une promotion, à quel point la haine du monde ne vomit par paquet que de petits marquis bien trop occupés à squatter les meilleures places en ricanant pour se demander si le temps passé à élaborer leurs costumes pourrait servir à autre chose, à quel point la prescience du monde ne fabrique à la chaîne que du tartufe débordé d'orgueil, prompt seulement à faire des rencontres, jugements, expériences autant d'éléments vains confirmant à l'envi ses obsessions.

Moi, bien tranquille et sans donner de leçon, je me love à l'aise avec ma Taulière. Nous ne craignons pas le monde parce que nous nous soutenons. Ne le haïssons pas parce que nous savons qu'une telle idée signerait notre échec. Et surtout, surtout, ne nous baignons pas dans l'illusion de le connaître mieux que personne. Sincèrement, non, nous savons bien trop comme il est complexe pour espérer le résumer d'une traite, comme il est simple pour souhaiter le rendre plus impénétrable. Non. Nous avançons. Entrons dans des auberges, des ruelles, des palais, ensemble, jaugeons la foule, les murs, les piliers, ensemble, et ne décidons rien en particulier. Ensemble. Parce que la meilleure des armures n'est pas en métal, mais en chair - et que nous pourrions nous offrir mutuellement toute l'étendue de la nôtre pour couvrir le corps de l'autre, contre l'adversité, ou pour le simple plaisir d'être l'un sur l'autre. Puis l'autre sur l'un. Moins contre l'adversité, d'ailleurs, que pour produire quelque chose. Allez savoir quoi. On verra bien demain.