jeudi 20 juin 2013

Un Bohémien dans la Ville, par Renaud Burel

"Tabouret de bar" (disons) - 
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Dans Château Rouge Hôtel, un texte posthume, publié chez Allia trois ans après son définitif Merci-Au-revoir, Renaud Burel nous offre un beau portrait flouté d'une interaction comme on n'en trouve pas partout. Le texte, tout entier, est à s'enivrer de plaisir brut.

"Il y avait du soleil. Aucune envie de me retrouver dans ma piaule confronté une fois de plus au néant. Je suis entré au Tambour où j'avais été tricard dans le temps la gueule enfarinée mais, comme par enchantement, le barman est venu illico prendre ma commande l'air sympa.
- Un double-espress et un cognac, Ta Majesté.
- Ca marche.
- Euh non, scuse-moi, un espress et un double-cognac.
- Okay ça roule.

C'était vraiment un des plus beaux bistrots de Paname. Bien situé au cœur de Ménilmontant, vaste, carré, stylé comme pas permis avec son antique zinc immense, ses boiseries sans âge, ses fresques 1900 délavées sur les hauts plafonds et ses énormes systèmes de poulie en fonte dont personne ne savait plus l'usage. Le plus branchouille aussi, selon les médisances des puristes qui préféraient ne pas se distraire des derniers looks à la mode de cette clientèle de pseudo-artistes, d'ivrognes cultivés, de pédés et de minettes inaccessibles. Je le fréquentais déjà avant son rachat et sa métamorphose, quand ça n'était qu'un étrange espace vieillot, sombre et souvent désert, tenu par trois vieux Auvergnats qui ne faisaient jamais un bruit. Il avait déjà son aura.

Il n'y avait quasiment personne ce matin-là et pour ne pas me laisser gagner par l'ambiance morose, je voulais siffler mon verre et partir voir ailleurs.

Et puis un homme est entré et il a pris place au comptoir juste à côté de moi. Il m'a fait une impression pas croyable. Ca sautait aux yeux qu'il était rom et il avait l'air d'un Dieu de l'Olympe descendu boire un coup en ville. Je l'ai admiré un instant. Enfant, les Bohémiennes et les Bohémiens appartenaient au pays des rêves pour moi. Peut-être bien que le pays des rêves leur appartenait. Les Fils du Vent.

Une légende racontait qu'ils tenaient ce nom d'une jument qu'aucun étalon n'avait jamais possédée mais qui paissait chaque jour sur une colline exposée au grand vent. A vrai dire, cette légende, je ne savais plus si je l'avais lue quelque part ou si je me l'étais inventée. Sûr en tout cas que le vent lui-même poussait à sa fantaisie leur chemin par-delà les frontières et le temps aventureux.

Sur le bar à côté de moi la montre au bras de l'homme me fixait comme un oeil. J'ai remarqué qu'il se tenait sur le tabouret du bar la jambe droite en position du lotus et la plante du pied radicalement retournée vers le ciel. C'est alors que, comme dans un rêve, il m'a regardé droit dans les yeux, au moins deux longues secondes, puis sa montre, puis de nouveau moi, comme s'il avait quelque chose de grave à me dire.

- Il est tard, il a dit, puis il est sorti du bar et a disparu sans avoir rien bu dans la foule des ruelles.

A peine le temps de rien comprendre à rien, et une vague d'idées irrationnelles m'a traversé l'esprit. Mes pensées se sont mises à tournoyer. Le messager de l'Olympe m'avait jeté un sort."

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