lundi 16 septembre 2013

Fils-à-Manants

Portefeuille - 
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Après près de quatre mois certes peu ou prou estivaux, la chose s'est enfin produite. Vagabond sans taule fixe, comme je vous l'indiquais il y a peu, me voici enfin revenu dans le droit chemin de la domestication sereine d'un lieu qui m'accepte, m'accueille, me réjouit. Comme souvent, pour ce faire, j'ai du battre du pied en de multiples échoppes, m'encombrer la tête en complexes pesées des pour et contre, jusqu'à oublier complètement qu'en élection-de-zinc comme en amour, les équations les plus savantes servent avant tout à remplir les manuels, c'est-à-dire à produire du Vent.

Bon Dieu. Tout ce temps, pas vrai ? Pour la bonne bouche, cela dit, permettez-moi donc de vous informer que depuis la rédaction de mon émouvant "Rébou-Sans-Famille", au titre tout à fait consternant - soit depuis le 26 mai dernier -, j'ai sillonné dans tous les sens, en des états variés, les rues pourtant bien achalandées en rades et débits de boissons de mon nouveau quartier, en quête de quelque chose qui ne serait ni mon ancien-presque-chez-moi (puisque ce dernier n'avait pas survécu dans le champ des possibles à mon déménagement), ni un nouveau-QG-par-dépit, parce que faute de grive on croque de la vache enragée.

J'avais listé, de manière quasi-exhaustive - tant il est connu que confronté au chaos, l'Homo Sapiens dans toute sa docte crétinerie tente de rationaliser même ce qui relève de la plus accessible magie -, les critères incontournables d'éligibilité comme de disqualification de tel ou tel lieu. A savoir :

1. Ne pas se situer au pied de l'appartement 
(parce que même "descendre boire un coup" ne peut se concevoir décemment 
sans un petit trajet aller propice à la méditation, 
et un bref cheminement retour propice à la divagation.)
2. Ne pas nécessiter pour être atteint le passage par les transports publics 
(faut pas déconner quand même.)
3. N'être ni désert (autant rester chez soi sinon), 
4. ni surpeuplé 
(c'est-à-dire "à la mode", l'enfer puisque l'on risque d'y croiser des visages connus, 
ou bien "usine", l'ennui puisque l'on risque d'y côtoyer d'autres inconnus sans imagination),
5. ni adopté par une quelconque connaissance 
(selon le principe classique du Yalta, coexistence pacifique, théorie des dominos et tout le toutim.)
6. N'être ni trop cher (parce que nous sommes pauvres), ni trop... ah non, ça, ça va.
7. Etc.

Conséquence programmée : je dispose désormais dudit quartier, en termes d'espaces limonadiers en tout cas, d'une connaissance encyclopédique autant qu'inutile. J'ai été révulsé par certains lieux, au sens presque organique du terme (comme par celui-ci, suspect à plus d'un titre et notamment par celui-même de l'établissement, où j'eus le malheur de capter au vol l'échange suivant, terrible : "Sérieusement, tu travailles dans l'audiovisuel ? Oui, mais à la télé. C'est dingue, moi aussi je bosse dans l'audiovisuel, et tu y fais quoi ? Je suis DA d'une chaîne en fait ; mais d'une petite, hein, hu hu hu."), et positivement intrigué par d'autres, auquel il manquait pourtant, je ne sais pas, un quelque-chose qui par définition ne pouvait tenir dans mes fiches, puisqu'il était impossible à transcrire. La négation des fiches, précisément - le vrai hors-piste, le confort dans l'imprévu brut, un quelque-chose comme ça.

Jusqu'au Café Schneider (nom fictif, hein, comme tous les suivants), sis rue Schneider dans le coin où je crèche. Qui avait servilement coché sans même le vouloir l'ensemble des bonnes réponses à mon QCM mental, poussant même le vice jusqu'à mériter administrativement la dénomination de "bar d'hôtel" à laquelle je n'avais pourtant pas pensé - puisque les kabyles qui le tenaient géraient également les quelques chambres à l'année le surplombant -, voire se parer d'autres particularités à mes yeux tout à fait saisissantes - comme celle consistant à ne diffuser que FIP à longueur de journée, sans discontinuer, revendiquant même de n'avoir jamais tourné le bouton du tuner, ce qui fournissait à l'ensemble une petite atmosphère "habitacle de bagnole pendant un embouteillage", à dominante musicale, tout à fait seyante à ce type d'endroit.

Et pourtant, je rechignais encore, arguant que j'habitais encore trop près, qu'à mes quelques passages les seuls quatre visages identiques m'y avaient accueilli des deux côtés du bar, que ce pourtant drôle d'endroit violait sans même sembler en avoir honte au moins les points 1 et 3 de la liste ci-dessus, etc. Cela dit, relent de snobisme oblige je dois bien le confesser, ma pratique professionnelle récente m'ayant poussé à fréquenter pour un guide quelconque les fastes tape-à-l’œil de quelques rutilants zincs de palaces, l'idée d'établir mes quartiers de lecteur-buveur en un "bar d'hôtel" qui l'était bel et bien tout en se situant pourtant, conceptuellement, à des lieues de ce que pourrait imaginer à l'énonciation de ce label un visiteur auquel j'y aurais donné rendez-vous, me plaisait sans commune mesure. 

Qui plus est, dans une rue disposant encore de quelques chouettes lieux de vie, mais de plus en plus envahie pourtant par la lie entrepreneuriale d'une troupe de "branchés" (par pitié, disqualifions ce mot pour toujours), c'est ici que se concentrait déjà le vrai luxe, et qu'il s'y concentrerait sans doute de manière exponentielle. Très exactement : juste en face du Time, ce joli club select rebâti à grands renforts de communication sur les ruines encore fumantes du Ragtime, et auquel les nouveaux tenanciers avaient retranché le préfixe "rag", sans doute trop négativement connoté, le vidant du même coup de toute son histoire tout en espérant le remplir sans attendre de (pas-si-)jeunes dans le Vent.

Je rechignais donc, sans trop savoir pourquoi, jusqu'à ce qu'il y a précisément dix jours, un vendredi soir où mes pas mal assurés de travailleur en week-end m'avaient propulsé rue Schneider en compagnie de quelques dignes poissons-pilotes, le hasard m'offrit sur un plateau un gros portefeuille abandonné au sol, bien chargé de paperasses et cartes diverses, par - je le craignais - un autre moi plein de sa propre vacuité autant que de bière blonde. Je le ramassai, attendis quelques secondes, puis le remisai en poche avec l'idée d'en retrouver le propriétaire, après fouille minutieuse, le lendemain.

Le jour suivant, pourtant, cet autre moi tant redouté, s'il avait sans doute également trop bu la veille au soir, se mit à présenter au fur et à mesure de mon attentive dissection de son larfeuil, un visage tout à fait différent. Carte de séjour, fiches de paie datant d'un an établies par quelque officine de travail précaire, notes en tous sens et listes de numéros de téléphone aux indicatifs inconnus. Un nom ("Ibrahim Diawara" disons), aussi, un numéro de portable (hors service) et une adresse mail, à laquelle j'adressai quelques mots rapides (mentionnant seulement le fait en tant que tel - "j'ai trouvé votre portefeuille" -, une localisation - la rue Schneider - et mon nom) en attendant, le lundi suivant, de profiter de l'ouverture des bureaux pour passer quelques autres coups de fil. Qui s’avéreraient, à leur tour, parfaitement stériles, mes interlocuteurs (ses anciens employeurs, son avocat, etc.) ne se rappelant aucunement qui pouvait bien être ce type, ou rechignant plus vraisemblablement à l'idée de consacrer deux secondes à tenter de s'en souvenir. Ah, si tout de même, une réponse pour le moins consternante, celle de cette femme, tenancière d'un magasin d'hommes de ménage visiblement qui, pour s'assurer que le Diawara en question n'était pas de ses employés, m'a demandé d'attendre un instant avant de lancer à un type qui passait par là : "Eh, toi, tu t'appelles comment ?" - charmant.

Chou blanc aussi du côté de ma messagerie électronique. La messe était dite de mes compétences de détective privé, et ce gros objet noir - qui l'aurait moins été, gros, s'il ne m'avait pas paru contenir une vie entière, et pas des plus insouciantes - semblait voué à trôner comme un échec patent sur mon bureau, pendant un temps indéterminé.

Une semaine plus tard, le samedi suivant, le portefeuille toujours abandonné, orphelin, entre deux piles de livres à proximité de mon ordinateur, je décidai, l'esprit ailleurs, de descendre en plein après-midi flâner un peu. Rapidement, on ne se refait pas, je me retrouve rue Schneider, et au café du même nom, devant un bouquin et une bière. Un peu de temps passe (je recommande un demi) et, tandis que j'étais déjà imprégné dans ma lecture autant que dans une légère torpeur d'orge, me parvient enfin la troisième question répétée d'un nouvel arrivant, auquel je n'avais pas prêté attention, mais qui se heurte encore une fois à la perplexité des quatre-visages-identiques mentionnés plus haut.

- Connaissez-vous un Gérard Latunier ?... LesTourier ?... Letalion peut-être ?

Visiblement né ailleurs qu'en Hexagone, le type peine à bien prononcer le patronyme de celui qu'il recherche, quête a priori perdue d'avance. Pour autant, étant le plus susceptible en ces lieux et dans cette situation - un Noir posant une telle question à des Kabyles -, de porter ce type de patronyme et, mieux encore, mon prénom étant précisément Gérard - un prénom au charme désuet, certes, et très très français-de-souche dans son genre, mais pas si courant finalement -, je saisis soudain l'évidence : le type traqué n'est autre que Gérard Letaulier, premier du nom, votre serviteur. Et, selon tout logique, l'enquêteur Ibrahim Diawara, qui avait mystérieusement préféré passer son samedi à soumettre des variations sur mon nom de famille dans tous les bars de la rue plutôt que de répondre à mon message.

Je me présente, note son soulagement (je le comprends, il y a vraiment tout dans son portefeuille), et cours chercher chez moi ce dernier - preuve s'il en fallait, de la pertinence, aussi, du point 2 de ma liste de critères -, tandis qu'il patiente au bar avec la bande d'habitués, visiblement aussi ravis qu'Ibrahim, et que moi-même, de l'incongruité comme du dénouement heureux de la petite saynète (qui, pour les deux premiers, aura duré une semaine inégalement riche en affres et espoirs déçus.)

- Ok, Gérard, jolie, ta petite histoire, mais en quoi cette anecdote t'a-t-elle convaincu de poser tes valises au Café Schneider, finalement ?

- Parce que je n'attendais que ça, je pense. Qu'indépendamment de toutes les discrètes qualités du lieu (son emplacement, son atmosphère, euh... FIP), j'attendais précisément, je pense, que se déroule en ce type de lieu précisément ce qui venait de s'y passer. Qu'il devienne le cadre d'une belle anecdote.

- D'accord, mais la chose aurait pu se passer n'importe où, non ?

Précisément non. En l'occurrence, si le lieu avait été trop désert, le type n'y serait pas rentré, ou ne s'y serait pas attardé. Trop plein, je ne l'aurais pas entendu. Mais ce n'est pas tout. Me remerciant chaleureusement, presque désolé de ne pas pouvoir mieux me récompenser, Diawara m'a tendu, presque gêné, une pièce de deux euros, que je n'ai pas osé accepter. Comme il insistait, le patron a lancé : "Paie lui un verre, et ça ira." Il a souri, et m'a commandé une bière. Qui coûtait deux euros vingt. Derrière le bar, le type a pris ses deux euros sans rien dire, et servi la bière. L'atmosphère qui régnait, à cet instant précis, était pleinement réjouissante.

Quelques minutes plus tard, Diawara était parti, et un des vieux habitués, tout sourire, m'a offert un autre verre. Il était 17h15 environ, et tout cela me semblait aller un peu vite. Après tout, je n'étais pas parti pour boire plus que de raison, ayant des routines plutôt convenues en termes d'alcoolisation (plutôt le soir, sauf exception), et la tournure que prenait ce qui, finalement, n'avait pour vocation que d'être éventuellement une anecdote pour quelques instants de la communauté locale, me paraissait terriblement imprévue.

Tout l'intérêt réside ici, d'ailleurs : ce n'était pas prévu.

8 commentaires:

  1. Je préfère personnellement "Docteur Schneider" mais ne bouderai point votre enthousiasme, Deuxièmétage.

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  2. Vous êtes le thaumaturge de ce saint lieu, pas étonnant qu'on vous offre des canons!
    A quand votre canonisation ?

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  3. Je termine de soigner quelques scrofules et je suis à vous, Paul(A).

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  4. Laisser le portefeuille au tenancier du bar eût été plus simple car il y a fort à parier que son propriétaire a commencé ses recherches par là...
    Pourquoi avez-vous tenu à emmener le portefeuille chez vous?

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  5. Ah, le bon sens de Sig-Sig... Vous avez raison, sans doute, mais je n'ai jamais dit que j'étais malin : tout au plus, que j'étais brave. Cela dit, quand je l'ai trouvé, il état fort tard, et tous les cafés fermés. Misère.

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  6. Alors, alors....il est né ce bébé?
    et de quelle couleur est la chambre?

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  7. Oh, pardon paul(A). Vous avez parfaitement raison. Je suis en dessous de tout, là. Je vous dis tout ça TRES vite !

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